Tabagisme chez les travailleurs manuels : une situation à prendre en main
Avril 2020 - No 144
C’est un fait connu dans la littérature scientifique : les adultes qui occupent un métier manuel sont proportionnellement plus nombreux à fumer et à être exposés à la fumée de tabac dans l’environnement (FTE) que les autres travailleurs. Pourtant, aucune étude n’avait encore examiné cette question pour la population québécoise. L’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) vient de remédier à la situation.
En janvier 2020, l’INSPQ a publié une étude comparant la prévalence de l’usage de la cigarette et d’exposition à la FTE sur le lieu de travail entre les travailleurs manuels et les autres travailleurs québécois. « Les travailleurs manuels provenaient d’une dizaine de secteurs d’activités où la main-d’œuvre est constituée à grande majorité d’ouvriers et de cols bleus, comme les ressources naturelles, le transport ou la fabrication », explique Benoit Lasnier, coauteur de cette analyse.
Les résultats révèlent qu’il y a plus de fumeurs parmi ceux qui exercent un métier demandant l’usage des mains et du corps ainsi qu’un effort physique soutenu (29 %), comparativement à ceux occupant un autre type d’emploi (18 %). Qui plus est, parmi les non-fumeurs, les travailleurs manuels seraient davantage exposés à la FTE (22 %) que les autres (10 %). Comment expliquer de tels résultats, et surtout, comment les renverser? Une partie de la solution pourrait se trouver… en Ontario.
Les facteurs de risque
Pour mieux cerner les facteurs de risque d’usage de la cigarette et d’exposition à la FTE des travailleurs manuels, l’étude de l’INSPQ a analysé la question selon diverses caractéristiques sociodémographiques telles que le sexe, le niveau d’éducation, le revenu du ménage et le niveau de défavorisation matérielle et sociale.
En tête de liste des facteurs de risque se trouve le niveau d’éducation. En effet, basé sur les données de l’Enquête sur la santé dans les collectivités canadiennes de 2015-2016, l’INSPQ montre que la proportion de fumeurs est particulièrement élevée au sein des travailleurs manuels ne détenant pas de diplôme d’études secondaires (39 %). Il y aurait donc un effet combiné du secteur d’emploi et du niveau de scolarité sur la prévalence de l’usage de la cigarette. Ce constat fait écho aux nombreuses études affirmant que les inégalités sociales de santé sont liées à l’éducation et au tabagisme.
Les résultats confirment aussi que, parmi les non-fumeurs, ceux qui travaillent principalement avec leurs mains sont deux fois plus susceptibles que les autres d’être quotidiennement exposés à la FTE (22 % contre 10 %). Ici, les facteurs de risque en jeu sont également un faible niveau de scolarité et de revenu, quoique les écarts constatés ne soient pas statistiquement significatifs. Cela dit, l’exposition élevée à la FTE des travailleurs manuels non-fumeurs serait liée à la prévalence élevée du tabagisme chez leurs collègues et au fait qu’ils travaillent majoritairement dans des lieux où l’usage du tabac est toléré (ex. : camions, routes, chantiers de construction, mines).
Une loi incomplète
En effet, le taux élevé de fumeurs et d’exposition à la FTE dans ces milieux découlerait du fait que la Loi concernant la lutte contre le tabagisme n’interdit pas uniformément l’usage du tabac dans les milieux de travail. Plus précisément, cette loi interdit depuis 1998 l’usage du tabac dans les milieux de travail fermés et, depuis 2015, dans certains milieux de travail extérieurs accessibles au public, comme les terrasses. Par contre, plusieurs autres milieux, comme les chantiers de construction, les chantiers routiers ou les terres agricoles, ne sont toujours pas assujettis à cette interdiction. Par ailleurs, parce que les travailleurs manuels changent souvent d’employeur et que leurs sites de travail peuvent être décentralisés, il est non seulement difficile de veiller au respect des mesures interdisant l’usage du tabac, mais aussi d’organiser un programme de renoncement au tabagisme. En conséquence, l’acte de fumer est souvent banalisé dans ces endroits et les chances de renoncer au tabac s’amoindrissent alors que tous ceux qui y travaillent augmentent leur degré d’exposition à la fumée ainsi que les risques pour leur santé.
La Loi concernant la lutte contre le tabagisme interdit depuis 1998 l’usage du tabac dans les milieux de travail fermés et, depuis 2015, dans certains milieux de travail extérieurs accessibles au public, comme les terrasses. Mais, encore aujourd’hui, ceux qui travaillent sur les chantiers ou une terre agricole, par exemple, ne sont pas protégés.
Les causes et les solutions possibles
En outre, des études étatsuniennes sur les différences entre les cols bleus et les cols blancs révèlent que les premiers fumeraient davantage que les deuxièmes pour les raisons suivantes : le stress découlant d’un statut d’emploi précaire; la dangerosité de leur métier; et finalement, la difficulté de concilier leur vie professionnelle et familiale en raison des déplacements et des horaires atypiques.
Pour contrer ces causes possibles, l’étude de l’INSPQ mentionne quelques conditions gagnantes pouvant favoriser le succès des interventions de renoncement au tabac auprès de cette population. Ces conditions comprennent des interventions sur le lieu de travail, le suivi sur place des intervenants, l’établissement d’un partenariat avec l’employeur de même qu’une offre gratuite de thérapies de remplacement de la nicotine (TRN).
Une politique à retardement
Cela dit, n’oublions pas que la plupart des fumeurs commencent à fumer à l’adolescence, donc bien avant leur arrivée sur le marché du travail. Or, parmi les travailleurs manuels, plusieurs ont étudié dans un centre de formation professionnelle, où la prévalence du tabagisme est très élevée. Comme le rappelle l’INSPQ, c’est seulement depuis 2016, et la mise en œuvre de la Loi concernant la lutte contre le tabagisme, que l’usage du tabac est interdit sur l’ensemble des lieux extérieurs de ces centres de formation.
Encore aujourd’hui, les futurs travailleurs manuels sont plus susceptibles de fumer que les étudiants qui se destinent à d’autres types d’emplois. Afin de s’adresser directement à eux, la Société canadienne du cancer (SCC) offre depuis 2017 une intervention nommée Nico-Bar, en collaboration avec les directions régionales de santé publique et les centres d’abandon du tabagisme. Se voulant instructif et préventif, le Nico-Bar présente la dépendance au tabac avec humour, sans discours moraux. L’intervention semble porter fruit puisque 92 % des participants étaient satisfaits de l’expérience. Le Nico-Bar représente toutefois la seule intervention au Québec s’adressant spécifiquement à ces jeunes.
L’Ontario, la bonne élève
En Ontario, les autorités de santé publique collaborent avec des milieux de travail manuel pour y soutenir l’abandon du tabac. Parmi les initiatives les plus notoires, mentionnons Quit the Smoke Break (2012-2014), une intervention de renoncement au tabac pour les ouvriers de la construction. Conçue par Santé publique Ottawa, ce modèle d’intervention offrait à même le lieu de travail un service d’aide au renoncement ainsi que des TRN gratuites. Les résultats se sont avérés concluants : un mois après la fin de l’intervention, 40 % des 287 participants rejoints pour le suivi étaient abstinents, tandis que 39 % avaient réduit leur consommation de cigarettes.
Inspiré par ce succès, Santé Canada a récemment mis sur pied un programme similaire. Créé en collaboration avec la SCC et l’entreprise ontarienne de construction EllisDon, le programme a pour objectif de soutenir les ouvriers dans leur démarche de cessation tabagique, et ce, en s’adaptant à la réalité de chaque chantier.
Une troisième initiative ontarienne vise cette fois-ci les travailleurs miniers. Mise au point grâce à une collaboration entre la compagnie minière Alamos Gold et le bureau de santé publique d’Algoma, l’initiative respecte elle aussi la réalité des employés. Par exemple, les périodes de rendez-vous avec les conseillers en arrêt tabagique sont compatibles avec leurs horaires atypiques.
Mettre la main à la pâte
L’étude de l’INSPQ le confirme : au Québec comme ailleurs, l’usage du tabac et l’exposition à la FTE chez les travailleurs manuels sont particulièrement courants. Par conséquent, il est grand temps de mieux protéger tous les travailleurs en renforçant la Loi, en implantant dans plus de milieux de travail des programmes de cessation tabagique qui s’adaptent aux réalités des différents métiers et en proposant davantage d’aide aux jeunes fumeurs des centres de formation professionnelle et d’éducation des adultes. Autrement dit, il est temps que les gouvernements, les organismes, les professionnels de la santé et les employeurs s’unissent enfin pour donner aux électriciens, ouvriers agricoles, machinistes et autres opérateurs d’équipements lourds le coup de main dont ils ont besoin pour travailler dans un milieu sans tabagisme et sans fumée.
Catherine Courchesne