Des inégalités à surmonter

On sait depuis une vingtaine d’années que les milieux défavorisés comptent une plus grande proportion de fumeurs. Désormais, les chercheurs redoublent d’efforts pour trouver des solutions à ce phénomène.

Les faits sont bien documentés : les personnes qui sont peu scolarisées ou domiciliées dans un quartier défavorisé commencent à fumer plus tôt que les autres, fument plus longtemps et vivent plus d’échecs lorsqu’elles tentent de renoncer au tabac. Ces inégalités sociales de santé (ISS) entraînent des conséquences tangibles chez les fumeurs défavorisés : davantage de maladies liées au tabac et de vies écourtées, alors même qu’une majorité d’entre eux souhaitent vivre sans tabac. Depuis peu, le Santéscope de l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) donne un portrait en ligne des nombreuses ISS. Pour mieux comprendre celles liées au tabac et découvrir comment y remédier, l’INSPQ a également publié des données sur ce phénomène ainsi que deux synthèses des connaissances qui examinent des solutions possibles.

Un phénomène persistant

Benoit Lasnier, conseiller scientifique à l’INSPQ, avait déjà rapporté que, entre 2000-2001 et 2007-2008, la prévalence de l’usage de la cigarette avait différé de manière statistiquement significative entre les milieux les plus défavorisés et les plus favorisés sur le plan matériel et social. Sa plus récente publication, parue en 2019, constate que ces écarts se sont maintenus de 2007-2008 à 2013-2014. Au cours de cette période, l’usage de la cigarette a diminué de 7 % dans les milieux moins nantis, mais de 21 % dans les milieux plus fortunés. Par conséquent, en 2015-2016, ces milieux comptaient respectivement 23 % et 15 % de fumeurs. Ces différences sont encore plus prononcées lorsque l’on considère le niveau de scolarité : alors que 25 % des Québécois n’ayant pas terminé leurs études secondaires sont des fumeurs, c’est le cas de 13 % des Québécois ayant fréquenté l’université, calcule le chercheur. Ces inégalités affectent aussi la probabilité d’être exposé à la fumée de tabac dans l’environnement (FTE). Que ce soit à leur domicile ou dans un véhicule, les non-fumeurs adultes n’ayant pas terminé leurs études secondaires sont proportionnellement cinq à six fois plus nombreux à être exposés à la fumée des autres que ceux ayant fréquenté l’université.

Offrir plus de soutien dans les milieux défavorisés

« Les inégalités en matière de tabagisme, comme l’ensemble des inégalités en matière de santé, prennent racine dans la répartition inégale des richesses », écrivent Michèle Tremblay et Pascale Bergeron, chercheuses à l’INSPQ, dans leur synthèse des connaissances sur les mesures et les interventions susceptibles de favoriser l’arrêt tabagique chez les personnes défavorisées. Pour faire des gains à long terme, « il faut [donc] poursuivre le déploiement de politiques publiques de lutte [contre] la pauvreté et l’exclusion sociale », estiment-elles. À court terme, il est toutefois possible de donner un coup de pouce supplémentaire aux fumeurs défavorisés afin qu’ils aient autant de chances que les autres de se libérer du tabac et de vivre dans un milieu sans fumée.

Les inégalités en matière de tabagisme prennent racine dans la répartition inégale des richesses. Il est toutefois possible à court terme de donner un coup de pouce supplémentaire aux personnes défavorisées afin qu’elles aient autant de chances que les autres de se libérer du tabac et de vivre dans un milieu sans fumée.

Pour ce faire, il ne suffit pas de les inviter à utiliser davantage les services de soutien à la cessation existants puisqu’ils en sont déjà les plus grands usagers, rappellent Michèle Tremblay et Pascale Bergeron. Puisque le transport représente un défi pour plusieurs des résidants des quartiers pauvres, le Québec pourrait y augmenter l’offre de soutien, par exemple, en créant des unités mobiles sans rendez-vous. Des projets pilotes de ce type au Royaume-Uni et en Ontario ont suscité beaucoup d’intérêt, notent les deux chercheuses. L’accessibilité des services de soutien à l’arrêt tabagique pourrait aussi être améliorée, par exemple, s’ils étaient offerts dans des entreprises où travaillent beaucoup de fumeurs, ou jumelés à des ressources déjà présentes dans les milieux défavorisés, comme les banques alimentaires.

Des TRN encore plus accessibles

Les auteures estiment aussi qu’il faudrait réfléchir à ajuster le remboursement des aides pharmacologiques à l’arrêt tabagique, une demande déjà formulée par une cinquantaine de professionnels de la santé en mars 2019. L’objectif : mieux soutenir les fumeurs moins nantis, typiquement plus dépendants du tabac que les autres. Concrètement, il pourrait s’agir de rembourser chaque aide plus d’une fois par année ou pendant plus de 12 semaines consécutives ou, encore, de considérer le remboursement de toutes les thérapies de remplacement de la nicotine (TRN) dont l’efficacité a été reconnue, incluant l’inhalateur et le vaporisateur buccal. L’expérience du Royaume-Uni, qui autorise depuis 2010 l’usage des TRN sans restriction de durée « représente une mine d’informations à examiner », estime les deux scientifiques.

La hausse des taxes, enfin, « a un impact généralement positif sur l’équité en matière d’arrêt tabagique, les groupes défavorisés étant plus sensibles aux fluctuations de prix du tabac que les groupes plus favorisés », écrivent les chercheuses.

Une cible importante : le domicile

Dans une autre publication, Michèle Tremblay et Annie Montreuil analysent une quinzaine d’études portant sur les meilleurs moyens d’amener les fumeurs en milieu défavorisé à fumer à l’extérieur de leur domicile. Au Québec, le foyer constitue la principale source d’exposition à la FTE puisque, désormais, l’usage du tabac est interdit presque partout ailleurs. Or, si 16 % des ménages gagnant plus de 80 000 $ permettent que l’on fume dans leur domicile, c’est le cas de plus du double des ménages dont le revenu annuel ne dépasse pas 20 000 $ (37 %).

Cela dit, une étude menée en Écosse a constaté que les mères défavorisées qui fument ont généralement conscience des dangers de la FTE. Elles fument donc souvent uniquement dans certaines pièces ou ouvrent la fenêtre lorsqu’elles le font. Bien qu’elles sachent que cela n’est que partiellement efficace, elles considèrent que c’est le mieux qu’elles peuvent faire, étant donné les particularités de leur vie, qui peuvent aller d’un logement ne donnant pas directement sur l’extérieur au fait d’élever seule un enfant requérant une surveillance constante. Les organismes de santé doivent absolument tenir compte de ces réalités lors de leurs interventions dans ces milieux, rappellent les chercheuses de l’INSPQ.

Leur synthèse des connaissances rapporte aussi les effets positifs d’interventions menées dans les domiciles de fumeurs qui combinaient une évaluation de la qualité de l’air, un soutien comportemental et des TRN gratuites. Selon les fumeurs y ayant participé, « la rétroaction personnalisée sur la qualité de l’air serait l’élément le plus important de l’intervention », écrivent Michèle Tremblay et Annie Montreuil.

Logements sociaux sans fumée : une pratique gagnante

Les deux auteures rappellent également que de plus en plus d’organismes de gestion de logements sociaux interdisent l’usage du tabac à leurs locataires, du Housing and Urban Development, aux États-Unis, à l’Office municipal d’habitation de Baie-Comeau. Selon elles, les démarches entreprises au Québec gagneraient à être encouragées, documentées et diffusées au profit de tous les gestionnaires de logements sociaux de la province.

Les deux chercheuses appellent aussi à une réflexion sur l’usage de la cigarette électronique dans les immeubles sans fumée. Selon elles, l’interdiction du vapotage dans les lieux publics est justifiée, afin d’éviter les concentrations de vapoteurs et, donc, la quantité d’aérosol diffusée dans l’air. La situation est toutefois différente dans les domiciles, où la cigarette électronique pourrait à la fois limiter l’exposition à la FTE – plus néfaste que l’aérosol des cigarettes électroniques – tout en facilitant possiblement les tentatives de renoncement au tabac.

Des campagnes de sensibilisation plus longues

Enfin, les chercheuses rapportent que des campagnes de communication portant spécifiquement sur l’usage du tabac à domicile obtiennent des résultats positifs, mais que ceux-ci ne durent pas. Elles proposent donc de réaliser des campagnes de façon régulière et soutenue à condition que la pertinence de leurs messages et de leurs canaux de diffusion ait été validée auprès de personnes moins nanties.

Services de soutien mobiles ou jumelés à d’autres ressources, visites à domicile incluant des analyses de la qualité de l’air, TRN remboursées sur de plus longues périodes ou hausse de taxes : la littérature scientifique propose plusieurs pistes susceptibles d’aider les personnes les plus démunies à se libérer du tabac et à se protéger de la FTE. Parce que tout le monde a le droit de respirer un air plus pur, peu importe le niveau de pauvreté de son milieu.

Anick Labelle