Vers une interdiction de fumer chez soi au Canada?
Mai 2024 - No 167
Malgré des avancées notables ici et ailleurs pour protéger la population des effets néfastes de la fumée secondaire, plusieurs pays se demandent aujourd’hui si d’autres mesures permettraient d’aller plus loin. La réflexion a été entamée en février 2024, lors de la Conférence des Parties à la Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac. Parmi les mesures proposées, celle de l’interdiction de fumer dans les espaces privés a fait couler beaucoup d’encre. Cette solution est-elle envisageable au Canada?
La dixième session des Parties de la Convention-cadre de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) pour la lutte antitabac (COP10) s’est tenue au Panama en février dernier. L’événement a notamment permis l’adoption de décisions historiques, dont celle de constituer un comité d’experts mandaté pour réfléchir aux mesures prospectives pour protéger la santé des populations contre les méfaits du tabac. À terme, le comité dressera un registre des mesures reconnues comme étant efficaces pour réduire le tabagisme et protéger la santé de la population dans le but de guider les Parties dans leurs actions pour mettre fin au fléau sanitaire et financier qu’entraîne la consommation des produits du tabac.
Le Canada, dépositaire de la motion pour la création du comité d’experts dans le cadre de l’article 2.1 de la Convention-cadre, a aussi présenté des exemples de mesures qui pourraient faire l’objet d’une analyse et d’une réflexion par le comité. Parmi celles-ci se trouvaient notamment l’imposition d’une taxe santé à l’industrie du tabac, la désignation plus limitée des types de commerces qui pourraient vendre les produits de tabac, l’adoption de lois visant des générations sans fumée et… l’interdiction de fumer dans les espaces privés. Cette dernière mesure a particulièrement attiré l’attention.
Les politiques sans fumée en vigueur au pays
Au Canada, malgré l’évolution significative des politiques sans fumée des dernières décennies, leur objectif reste inchangé. « Ces politiques ont toujours été développées dans l’optique de protéger les gens d’une exposition involontaire à la fumée », explique Flory Doucas, codirectrice et porte-parole de la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac (CQTC). Dans les différentes provinces et territoires du pays, elles ont d’abord été implantées dans les milieux de travail et les endroits publics, pour ensuite s’étendre à des circonstances bien précises, par exemple l’intérieur d’un véhicule en présence d’une personne de moins de 16 ans. La Saskatchewan et le Yukon sont même allés plus loin en interdisant de fumer ou de vapoter dans les logements sociaux.
Au Québec, la politique sans fumée s’étend aux aires communes des immeubles locatifs de deux logements ou plus. Certains propriétaires vont jusqu’à empêcher leurs locataires de fumer ou de vapoter dans leurs propres logements, et parfois même sur leurs balcons, en ajoutant une clause à cet effet dans le bail ou dans le règlement de l’immeuble. La pratique, de plus en plus courante, reste tout à fait légale. En effet, « il n’existe aucune disposition particulière dans le Code civil du Québec ou dans la Loi sur la Régie du logement concernant le droit de fumer dans les logements », peut-on lire sur le site Internet de la Société d’habitation du Québec.
Protéger la population des méfaits du tabac
Les initiatives de ces propriétaires poursuivent les mêmes objectifs que les politiques sans fumée provinciales : protéger la santé des locataires de la fumée secondaire. On le sait, la fumée de tabac est insidieuse. Elle s’infiltre dans les tissus, dans les cheveux, dans les murs. Pas surprenant alors que les voisins d’une personne qui fume puissent sentir la fumée et voir leur santé impactée par les milliers de substances chimiques qui la composent.
D’après un sondage réalisé pour le compte d’Habitations sans fumée en janvier 2022, plus d’un locataire sur trois (35 %) rapportait la présence d’infiltrations de fumée de tabac dans son logement au moins une fois par mois. De plus, 16 % des répondants affirmaient subir une détérioration de leur état de santé (allergies, larmoiement, troubles du sommeil, etc.) en raison de ces infiltrations.
Les unités privatives de copropriété ne sont pas en reste. Un jugement rendu par la Cour supérieure du Québec en 2019 a donné raison à deux copropriétaires incommodés par la fumée d’un troisième. La décision de la juge Chantal Massé se basait sur la Charte des droits et libertés de la personne et sur l’article 1063 du Code civil du Québec. La Charte stipule que « tout être humain a droit à la vie, ainsi qu’à la sûreté, à l’intégrité et à la liberté de sa personne ». Quant au Code, il spécifie que les copropriétaires peuvent jouir librement de leur partie privative, à condition de ne pas porter atteinte aux autres copropriétaires.
« On note une volonté des tribunaux de faire respecter les clauses sans fumée, explique Flory Doucas. Il y a une évolution de la jurisprudence à cet effet, mais le contexte actuel de pénurie de logements n’est pas aidant. Sans solution de rechange viable, les gens sont contraints de subir l’exposition et craignent l’éviction – ou d’autres problèmes avec les voisins – s’ils se plaignent. »
Par ailleurs, si de plus en plus de propriétaires d’immeubles adoptent des clauses sans fumée en l’absence de réglementation provinciale ou fédérale, s’assurer que ces changements ne contribuent pas à l’aliénation des droits des personnes déjà vulnérables qui fument demeure important. La porte-parole de la CQTC précise qu’il faut non seulement penser aux politiques sans fumée, mais aussi à la manière de rejoindre et d’accompagner les clientèles qui sont invitées, parfois malgré elles, à modifier leur consommation de tabac, du moins à l’intérieur.
Interdira-t-on la fumée dans les espaces privés au Canada?
Même si l’interdiction de fumer dans les espaces privés s’inscrit dans les mesures suggérées pour évaluation par le comité d’experts de la COP10, rien n’indique qu’elle s’appliquera un jour au Québec ou ailleurs au Canada. « Dans le contexte d’un traité international, on vise à plaire le plus possible au grand public de partout dans le monde, y compris les pays peu reconnus pour leur ouverture aux interventions robustes sur les produits ou l’industrie du tabac. Ainsi, bien que la mesure ait fait jaser à la COP10, la réalité est que d’autres mesures sont reconnues comme étant plus efficaces ou prioritaires pour réduire le tabagisme et protéger la santé de la population », explique Flory Doucas.
Le rapport du comité d’experts qui contiendra les mesures prospectives jugées les plus efficaces pour protéger la population dans le cadre de l’article 2.1 de la Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac sera déposé lors de la COP11, dans deux ans.
Katia Vermette, réd. a.