Quand les cigarettiers se servent des réseaux sociaux

Campaign for Tobacco-Free Kids a découvert plus de 2000 publications sur Instagram qui ont été payées en secret par les cigarettiers.
Quatre géants de l’industrie du tabac publicisent leurs produits auprès des jeunes de manière cachée. Une pratique illégale que des groupes de lutte contre le tabagisme montrent du doigt.

Depuis une trentaine d’années, la plupart des gouvernements ont soumis l’industrie du tabac à des lois qui restreignent, entre autres, la publicité de ses produits auprès des jeunes. Une enquête publiée en août 2018 et financée par l’organisation américaine de lutte contre le tabagisme Campaign for Tobacco-Free Kids (CTFK), révèle pourtant que quatre grands cigarettiers contournent les réglementations en vigueur… en faisant de la publicité masquée sur Facebook, Instagram et Twitter. Une stratégie aussi efficace que pernicieuse, leur permettant de joindre des jeunes d’environ 40 pays dans le monde, dont ceux du Canada, des États-Unis, de la Russie et d’Indonésie.

Une enquête alarmante

En effet, selon les résultats de l’enquête, les multinationales Philip Morris International (Marlboro), British American Tobacco (Lucky Strike), Japan Tobacco International (Camel) et Imperial Brands (Gauloises) paient des influenceurs, soit des jeunes ayant des centaines de milliers d’abonnés sur les réseaux sociaux, pour qu’ils charment les nouvelles générations. En plus d’être formés en publicité et fournis en tabac, ces influenceurs sont rémunérés pour mettre en ligne des photos d’eux, cigarette au bec ou avec un paquet bien en vue, ainsi que pour promouvoir des événements commandités par lesdits cigarettiers. Tout ceci en utilisant des mots-clics tels #YouDecide (TuDécides) pour Malboro et #likeus (commenous) pour Lucky Strike. En revanche, les mots-clics #sponsored (commandité), #promotion (promotion) ou #ad (publicité), tous exigés par la US Federal Trade Commission (FTC) afin d’informer le public de la présence de commandites, n’apparaîtraient nulle part dans leurs publications…

Cette enquête a duré deux ans et a porté sur plus de 100 campagnes publicitaires ayant généré au-delà de 25 milliards de vues dans le monde. Parmi les abonnés rejoints, nul doute qu’un bon nombre d’entre eux ont imité leurs vedettes en adoptant la cigarette.

Des preuves écrasantes

En plus d’avoir répertorié des centaines d’images prouvant l’affiliation entre les compagnies de tabac et les influenceurs, la CTFK a obtenu des contrats que certains influenceurs interrogés, sous le couvert de l’anonymat, ont accepté de partager. Les directives des cigarettiers y figurent clairement.


Les cigarettier fournissent des instructions très précises aux influenceurs sociaux. Celles de Lucky Strike (British American Tobacco) précisent que :

Vous devez :
– Faire au moins deux publications par semaine avec #likeus_party (il est possible d’y joindre des photos génériques de fêtes, de style de vie, de mode, de voyage, etc.).

– Faire une publication par semaine avec #lus pour les photos où le produit est présent.

– Aimer des publications et partager les contenus de la page Facebook de Like Us chaque semaine. N.B. Ceci est le minimum requis d’activités. (notre traduction)

Source : New York Times, « Big Tobacco’s Global Reach on Social Media », 24 août 2018.

Malgré ces preuves, Philip Morris a rejeté les accusations, Japan Tobacco International a défendu la liberté des fumeurs de publier ce que bon leur semble, tandis qu’Imperial Brands a avoué à demi-mot ses activités sur les réseaux sociaux. Pour sa part, British American Tobacco a annoncé le retrait de certaines publicités…

Une lutte constante

Ainsi, l’enquête de la CTFK rappelle que l’industrie du tabac regorge d’ingéniosité lorsque vient le temps de contourner les lois. « Sans compter qu’outre ces cigarettiers, il y a aussi la compagnie de cigarettes électroniques JUUL Labs, qui a pris d’assaut les réseaux sociaux, et dont le produit, aux dernières nouvelles, fait des ravages chez les mineurs des écoles américaines », souligne Sébastien O’Neill, conseiller scientifique à l’Institut national de santé publique du Québec. Rappelons aussi qu’au Québec, l’industrie du vapotage réclame le droit de promouvoir ses produits, notamment via les médias sociaux.

Pour renverser la vapeur, M. O’Neill insiste sur l’importance des campagnes de prévention et de renoncement au tabac auprès des jeunes de 18 à 34 ans qui, rappelons-le, est le groupe où la prévalence du tabagisme est la plus élevée. « Les données probantes montrent aussi que, pour cette clientèle, les interventions de renoncement au tabac auraient avantage à utiliser les réseaux sociaux de même que des incitatifs financiers », ajoute-t-il. Certes, le défi est de taille. Surtout lorsqu’on compare les budgets marketing des cigarettiers avec ceux des groupes de santé…

Dans un tel contexte, il importe donc que le plus de gens possible joignent leur signature à celle de la CFTK et des huit groupes de santé qui ont soumis une pétition à la US FTC, afin que cesse la publicité trompeuse des produits du tabac sur les réseaux sociaux… et bien sûr, partout ailleurs.

Catherine Courchesne