Peut-on obliger les cigarettiers à réduire le tabagisme?

Marteau de président écrase cigarettiers

Au moment où se déroulent des négociations secrètes sur les montants que les cigarettiers canadiens devront verser à leurs victimes, des groupes de santé militent pour que ces pourparlers débouchent sur une conséquence inattendue pour l’industrie du tabac : une obligation légale de réduire le tabagisme.

La culpabilité des fabricants du tabac ne fait plus de doute : que ce soit ici ou ailleurs, ils ont été condamnés à maintes reprises pour leurs mensonges et leur cupidité. Malgré cela, les tribunaux au Québec et au Canada sont encore empêtrés dans des poursuites inculpant cette industrie. Selon plusieurs groupes de santé (dont la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac, la Société canadienne du cancer, la Fondation des maladies du cœur et de l’AVC et les Médecins pour un Canada sans fumée), les procédures actuelles devraient être l’occasion pour les gouvernements provinciaux d’exiger que les cigarettiers diminuent le tabagisme. L’idée est audacieuse, pragmatique et pleine de promesses. Info-tabac vous la résume en sept questions.

Dates poursuites judiciaires en cours au canada tabac

1. Quelles poursuites sont en cours contre l’industrie du tabac Québec?

Deux causes impliquant les cigarettiers occupent actuellement les tribunaux du Québec.

La première est celle des recours collectifs entamés en 1998 (il y a 22 ans!). Il s’agit des recours, au pluriel, puisqu’ils sont menés au nom de deux groupes de plaignants : le groupe CQTS-Blais, qui rassemble 100 000 Québécois atteints de trois maladies causées par le tabac (emphysème, cancer du poumon ou cancer de la gorge) et le groupe Létourneau, qui réunit un million de fumeurs dépendants à la nicotine. Les deux groupes mettent en cause les trois plus grands cigarettiers canadiens : Imperial Tobacco Canada, JTI-Macdonald et Rothmans, Benson & Hedges.

La deuxième poursuite a été entamée par le gouvernement du Québec en 2012 afin de récupérer les frais qu’il a engagés entre 1970 et 2030 pour soigner les Québécois devenus malades des suites de leur tabagisme. (L’année 1970 correspond à l’année de création du régime d’assurance maladie alors que l’année 2030 englobe les fumeurs d’aujourd’hui qui risquent fort d’être les malades de demain.) Le Québec n’est pas la seule province à mener une telle poursuite : toutes les autres provinces canadiennes font de même depuis que la Colombie-Britannique a créé le précédent en 1998.

Le Québec et les autres provinces accusent les sièges sociaux des grands cigarettiers mondiaux ainsi que leurs filiales. En somme, à la suite de fusions entre différents fabricants, le Québec intente un procès à British American Tobacco (propriétaire d’Imperial Tobacco Canada) et à Philip Morris International (propriétaire de Rothmans, Benson & Hedges).

2. Où en sont les poursuites?

Les recours collectifs

En juin 2015, la Cour supérieure du Québec a tranché en faveur des plaignants et condamné sévèrement les cigarettiers. Dans son jugement de près de 300 pages, l’honorable Brian Riordan écrit : « En choisissant de ne pas informer les responsables de la santé publique de ce qu’elles savaient et de ne pas le communiquer directement au public, les compagnies ont fait passer les profits avant la santé des consommateurs. Peu importe ce que l’on peut en dire d’autre, ce choix est manifestement une faute des plus graves. » C’est pourquoi la cour a condamné les cigarettiers à payer 15,6 G$ en dommages et intérêts, dont 15,5 G$ aux 100 000 Québécois du groupe CQTS-Blais.

En 2019, ce jugement de première instance a été essentiellement confirmé par la Cour d’appel du Québec. La plus haute cour de la province a étoffé les conclusions de la Cour supérieure et condamné les cigarettiers à verser presque 14 G$ aux plaignants ou à leurs descendants.

Le recouvrement du coût des soins de santé

La poursuite intentée par le gouvernement du Québec est beaucoup moins avancée. La province réclame 60 G$ aux cigarettiers étrangers et à leurs filiales. Collectivement, les provinces souhaitent recouvrer plus de 500 G$ auprès des compagnies de tabac. À ce jour, toutefois, aucune cour n’a tranché sur le fond de la poursuite, que ce soit au Québec ou ailleurs au pays. Néanmoins, plusieurs jugements ont été rendus sur la légalité des causes ou sur le déroulement des procédures.

3. Quand obtiendra-t-on des jugements définitifs?

On ignore quand tomberont ces jugements. En ce qui concerne les recours collectifs, plusieurs prévoyaient que les cigarettiers demandent à la Cour suprême du Canada de se pencher sur le jugement de la Cour d’appel du Québec. À la surprise de tous, cependant, ils ont plutôt fait appel à la Cour supérieure de justice de l’Ontario pour réclamer – et obtenir! – la protection de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies (LACC).

L’objectif de la LACC est d’aider les compagnies en difficulté financière à demeurer en activité tout en négociant confidentiellement le remboursement de leurs dettes. Pour leur part, les cigarettiers ont obtenu que cette protection mette également sur pause toutes les poursuites engagées contre eux. Pour les groupes de santé et les plaignants, c’est un comble, puisque les procédures des recours collectifs ont commencé il y a déjà plus de 20 ans!

À l’heure actuelle, plus de 40 parties prenantes participent aux négociations avec les cigarettiers canadiens et leur siège social sur la distribution des dommages et intérêts. Pour le juge qui a accordé la protection de la LACC aux fabricants, il s’agit de « l’un des engagements juridiques les plus complexes de l’histoire canadienne ». (notre traduction)

À l’origine, la protection de la LACC a été accordée aux fabricants de tabac en mars 2019, pour une période d’un mois. Depuis, elle a été prolongée cinq fois et s’étend maintenant jusqu’en mars 2021. La LACC ne fixe aucune limite à ces prolongations, bien que les créanciers aient le droit de réclamer qu’elles prennent fin.

4. Les cigarettiers canadiens risquent-ils réellement la faillite?

Les cigarettiers canadiens ont soutenu devant la cour de justice ontarienne qu’ils étaient incapables de payer les sommes demandées par les provinces et les victimes des recours collectifs. Certes, les quelque 500 G$ réclamés par les provinces dépassent de loin les réserves des fabricants, qui totalisent « à peine » 5,2 G$, selon Médecins pour un Canada sans fumée. Même en tenant compte des capacités financières de leurs sièges sociaux, la somme à débourser demeure astronomique.

Cela dit, un seul jugement oblige pour l’instant les cigarettiers à relâcher les cordons de la bourse : celui de la Cour d’appel du Québec dans le cas des recours collectifs. En effet, aucun tribunal ne s’est encore prononcé sur les demandes provinciales ni sur les sommes que les fabricants auraient éventuellement à leur verser.

Rappelons que l’industrie du tabac a déjà dû débourser de grosses sommes en raison de ses comportements passés. Aux États-Unis, en 1998, les fabricants de tabac ont accepté de verser au moins 200 G$ sur 25 ans à 46 États américains dans le cadre du Master Settlement Agreement (MSA). Cette entente comportait également de nombreuses obligations non financières, dont la publication de millions de documents internes et le démantèlement d’organisations liées à l’industrie du tabac. Cette entente a eu des conséquences positives (incluant une réduction du tabagisme), mais elle a aussi produit des effets pervers. Ainsi, plusieurs états américains dépendent désormais de l’argent versé par les cigarettiers pour boucler leur budget, tandis que le financement de la lutte contre le tabagisme n’est toujours pas assuré.

Des décisions cruciales attendent. Comment les provinces vont choisir de résoudre ces procès est l’une des questions d’intérêt public les plus importantes du 21e siècle.

5. Quels sont les enjeux des négociations actuelles?

Les négociations actuelles menées sous la protection de la LACC entre les cigarettiers et leurs accusateurs présentent autant de risques que des possibilités nouvelles. « Des décisions cruciales attendent. Comment les provinces vont choisir de résoudre ces procès est l’une des questions d’intérêt public les plus importantes du 21e siècle », écrivent dans une lettre ouverte la Coalition québécoise pour un Québec sans tabac ainsi que Médecins pour un Canada sans fumée. (notre traduction) Pour de nombreux groupes de santé, les provinces canadiennes ont l’obligation morale de profiter de ces négociations pour changer de manière importante et permanente les pratiques des grands cigarettiers.

Si les négociations sous le couvert de la LACC suivent leur cours normal, les fabricants de tabac n’auront vraisemblablement qu’à payer une fraction des sommes réclamées ou pourront étaler leurs paiements sur plusieurs années. Dans les deux cas, rien ne changera fondamentalement : ils resteront libres de poursuivre leurs activités, tandis que les sommes versées aux plaignants proviendront des ventes de produits du tabac, ce qui causera de nouvelles victimes. C’est pourquoi des palliatifs, semblables à ceux obtenus dans le cadre du MSA, semblent déficients, voire contre-productifs.

6. Que proposent les groupes de santé?

Économie en argent diminution taux de tabagisme

Plusieurs groupes de santé défendent donc une idée novatrice : demander des compensations non financières aux cigarettiers. Ils réclament, plus précisément, que les provinces exigent une entente « qui maximiserait les sommes versées aux victimes québécoises du tabac, tout en imposant des cibles de réduction du tabagisme aux cigarettiers », écrit la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac. La raison en est simple : le fait d’obliger l’industrie à diminuer le taux de tabagisme à moins de 5 % d’ici 2035 (comme s’est engagé à le faire le gouvernement canadien) rapporterait, de toute évidence, plus d’argent au Québec que d’éventuels dommages et intérêts perçus dans le cadre des négociations menées sous les contraintes de la LACC.

C’est ce qu’on déduire en parcourant une étude de H. Krueger et Associés, financée par la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac et Médecins pour un Canada sans fumée. Le cabinet de consultation canadien calcule que diminuer le taux de tabagisme du Québec de 17 % à 5 % au cours des 15 prochaines années engendrerait des économies de 22 G$ en soins hospitaliers, en médicaments et en gains de productivité liés à une diminution des invalidités et des décès prématurés. En somme, toute offre des cigarettiers inférieure à ces 22 G$ devrait donc être considérée comme irrecevable. Au fond, pour s’assurer des économies à long terme, le Québec gagnerait à exiger plutôt une baisse du tabagisme.

Avec un peu de mauvaise foi, on pourrait dire que cette idée des groupes de santé colle aux ambitions des cigarettiers. En effet, Philip Morris International s’est engagée en 2016 à créer un monde sans fumée tandis que British American Tobacco veut « réduire les retombées qu’ont ses activités sur la santé et l’environnement » (notre traduction). La proposition de la Coalition québécoise pour un Québec sans tabac, de Médecins pour un Canada sans fumée, de la Société canadienne du cancer et de la Fondation des maladies du cœur et de l’AVC prend en quelque sorte les cigarettiers à leur propre jeu, en transformant leurs promesses corporatives en obligations juridiquement contraignantes.

7. Une solution de ce type a-t-elle déjà été employée ailleurs?

Le Québec et le Canada ont déjà tenté de transformer une industrie de fond en comble afin de régler une crise sanitaire ou environnementale. En 2011, par exemple, grâce à la pression des syndicats, des groupes de santé et d’organismes internationaux, le Québec a perdu sa dernière mine d’amiante, un minerai qui avait déjà soutenu toute une industrie. De même, en 2018, le Canada a adopté un règlement visant à éliminer d’ici 2030 la production d’électricité à partir du charbon conventionnel.

Le cas de Purdue Pharma pourrait aussi faire école. En 2020, cette compagnie pharmaceutique a convenu, avec le ministère américain de la Justice, qu’elle changerait du tout au tout afin de payer pour ses comportements passés. Actuellement placée sous la protection de la faillite, Purdue Pharma a grandement contribué à la surconsommation d’opioïdes, un antidouleur extrêmement toxicomanogène (addictif). Plus précisément, elle a poussé des professionnels de la santé à prescrire ce médicament en leur versant des commissions illégales, tout en minimisant ses dangers. Les parallèles avec le comportement de l’industrie du tabac sont frappants. « Purdue, agissant par cupidité et en violation de la loi, a priorisé l’argent plutôt que la santé et le bien-être des patients », a conclu le ministère américain de la Justice. (notre traduction)

Selon l’entente convenue avec ce ministère, Purdue Pharma versera un montant moindre en dommages et intérêts, mais se transformera en un organisme sans but lucratif afin de fournir à faible prix des traitements contre la dépendance aux opioïdes. Même si cette proposition suscite la controverse et doit encore être approuvée par toutes les parties prenantes, elle montre que des solutions de rechange peuvent et doivent être explorées afin de ramener à l’ordre les entreprises aux comportements destructeurs à l’endroit de la société et de la santé.

Anick Labelle