Une étape décisive dans les procès contre les cigarettiers

balance argent vs industrie
Il y a environ un an, les trois grands cigarettiers canadiens se sont placés sous la protection de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies à la suite d’un jugement très sévère prononcé contre eux par la Cour d’appel du Québec. Pour les groupes de santé, c’est l’occasion d’imposer des objectifs de santé publique à ces trois compagnies.

Depuis plus de 20 ans, deux recours collectifs opposent plus d’un million de fumeurs Québécois et leurs descendants à trois entreprises qui fabriquent des cigarettes. Il y a un an, presque jour pour jour, la Cour d’appel du Québec a tranché en faveur des fumeurs, confirmant que les trois cigarettiers avaient agi de mauvaise foi. De 1950 à 1998, Imperial Tobacco Canada, JTI-Macdonald et Rothmans, Benson & Hedges avaient non seulement omis d’informer adéquatement leurs consommateurs de la dangerosité de leurs produits, mais aussi « mis au point un programme de désinformation visant à miner toute information contraire à leurs intérêts », a jugé la plus haute cour du Québec. C’est pourquoi celle-ci les a condamnés à verser 13,6 G$ aux plaignants.

Un coup de Jarnac : la protection de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies

Aux prises avec ce jugement sévère, les trois multinationales ont sorti un as de leur manche : en mars 2019, elles se sont placées sous la protection de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies (LACC) et obtenu la suspension des procédures judiciaires entamées contre elles. Cette protection, déjà renouvelée à plusieurs reprises, restera valide au moins jusqu’en septembre 2020. Cela devrait permettre aux cigarettiers de négocier une entente globale avec l’ensemble de leurs créanciers, c’est-à-dire les individus, les associations et les gouvernements qui ont porté plainte contre eux devant les tribunaux. Bien que ces pourparlers demeurent secrets, les groupes de santé croient qu’ils représentent une réelle occasion de perturber l’industrie canadienne du tabac, dont le produit de consommation est l’un des plus dangereux au monde.

Une industrie accusée de toutes parts

À l’heure actuelle, les trois cigarettiers sont accusés de toutes parts. Les recours collectifs constituent la plus importante procédure judiciaire entamée contre eux. Mais les manufacturiers et leurs sociétés mères font aussi face à des poursuites menées par les provinces canadiennes : ces dernières leur réclament environ 600 G$ à titre de remboursement des sommes qu’elles ont engagées au fil des décennies pour soigner les fumeurs devenus malades à la suite de leur tabagisme. Une quarantaine d’autres groupes accusent les cigarettiers, dont les fermiers de l’Ontario. Confrontés à ces nombreuses accusations et poursuites, les cigarettiers ont soutenu que la faillite les menaçait et obtenu le droit de négocier avec leurs créanciers.

Selon Médecins pour un Canada sans fumée, les manufacturiers n’ont pas les moyens de verser la totalité des sommes demandées. À eux seuls, les 300 G$ réclamés par l’Ontario équivalent à plus 150 ans de profits combinés des cigarettiers canadiens, ou à plus d’une décennie de profits internationaux de leur société mère.

Une capacité limitée de payer

Une précision s’impose avant de continuer. À l’heure actuelle, seuls les recours collectifs du Québec ont obtenu un jugement de la cour. De plus, les manufacturiers sont en mesure de débourser les 13,6 G$ réclamés par ce jugement, puisque le tribunal a déterminé le montant en tenant compte de leurs revenus. Par contre, advenant que les juges tranchent en faveur des provinces canadiennes, les cigarettiers n’auraient pas les moyens de leur verser les 600 G$ qu’elles demandent. À eux seuls, « les 300 G$ réclamés par l’Ontario équivalent à plus 150 ans de profits combinés des compagnies canadiennes, ou à plus d’une décennie de profits internationaux de leur société mère », calcule Médecins pour un Canada sans fumée. En somme, certains de ces litiges ne pourront pas se régler avec une solution purement financière. Non seulement les coffres des cigarettiers n’y suffiraient pas, mais cela voudrait dire que l’argent versé aux plaignants proviendrait de la vente de produits hautement dommageables. De plus, il serait absurde qu’après avoir payé lesdits dédommagements, les compagnies de tabac poursuivent leurs activités comme si de rien n’était.

(Re)placer la santé publique au cœur des discussions

Bref, par la nature même de leur industrie, les cigarettiers peuvent difficilement payer de manière éthique pour les dommages que leurs produits ont causés. Néanmoins, cela ne devrait pas les empêcher de répondre de leurs actes, estiment les groupes de santé du Québec et du Canada. Pour ce faire, les réparations versées ne doivent pas être pécuniaires, mais plutôt permettre de réduire la nuisibilité de cette industrie. C’est ce qu’estiment plusieurs groupes de santé, dont la Campagne pour obtenir justice face à la fraude du tabac, la Société canadienne du cancer, les Médecins pour un Canada sans fumée (MCSF) et la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac (CQCT), pour ne nommer que ceux-ci. Pour ces groupes, il faut replacer la santé publique au cœur des discussions présentement en cours sous le parapluie de la protection de la LACC.

L’exemple du MSA

Cela est moins utopique qu’on pourrait le penser. De fait, il existe un précédent aux États-Unis : le Master Settlement Agreement (MSA), qui est une entente survenue hors cour entre les principaux cigarettiers américains et une cinquantaine d’États et de territoires, en 1998. Dans le cadre du MSA, les cigarettiers ont accepté de verser au moins 200 G$ aux États tout en convenant de plusieurs autres conditions non financières, dont la divulgation de millions de documents internes et le financement de Truth Initiative, une fondation indépendante consacrée à la lutte contre le tabagisme.

Mesures de santé publique
Les groupes de santé aimeraient que les négociations actuelles entre les cigarettiers et leurs créanciers débouchent sur plusieurs mesures de santé publique, incluant la fin de toute promotion directe ou indirecte pour les produits du tabac, voire l’élimination graduelle des produits du tabac combustibles, puis des produits à base de nicotine non homologués par Santé Canada.

Dans le cas qui nous occupe, les groupes de santé aimeraient que les gouvernements des provinces canadiennes agissent de la même façon. Concrètement, les provinces pourraient aller jusqu’à abandonner l’idée de recevoir de l’argent des cigarettiers et exiger plutôt, d’une part, que ces manufacturiers versent les 13,6 G$ qu’ils doivent aux victimes des recours collectifs et, d’autre part, qu’ils posent des gestes soutenant la lutte contre le tabagisme. Cela pourrait vouloir dire, par exemple, que les multinationales publient leurs documents internes, cessent toute promotion directe ou indirecte pour leurs produits ou qu’elles financent un fonds indépendant dédié à la lutte contre le tabagisme.

Cela dit, puisque les conditions convenues dans le MSA n’ont pas fait en sorte de réduire substantiellement les profits des cigarettiers ni à assurer un financement durable de la lutte contre le tabagisme, certains groupes aimeraient que les gouvernements provinciaux aillent encore plus loin. La CQCT et MCSF aimeraient voir les provinces exiger que les cigarettiers planifient carrément l’élimination graduelle de leurs produits combustibles, puis de leurs produits à base de nicotine non homologués par Santé Canada. Cela est moins irréaliste qu’on pourrait le croire. D’autres industries, comme celle de l’amiante, ont déjà été démantelées parce que leurs activités nuisaient trop à la santé humaine. Pour le CQCT ou MCSF, la nécessité d’agir de même avec l’industrie du tabac semble évidente.

La belle occasion que présente une négociation

Il faut reconnaître que le défi est toutefois de taille. « Je n’ai jamais entendu parler de négociations où les créanciers demandaient des compensations non pécuniaires aux débiteurs », dit Me Louis-Charles Sirois, professeur du droit de la faillite et de l’insolvabilité à temps partiel à l’Université d’Ottawa. Une telle entente est néanmoins possible, poursuit-il, « pourvu qu’elle convienne aux deux parties et qu’elle soit approuvée par un juge ». Les tribunaux pourraient être particulièrement tentés d’entériner un tel marché s’il permettait d’interrompre des procédures additionnelles, par exemple, celles entamées par les gouvernements provinciaux. Pour qu’une telle entente « à la MSA » soit possible, il faudra toutefois que les provinces voient au-delà de leurs intérêts à court terme et fassent une grande place à la santé publique dans les négociations. Les conditions non pécuniaires qu’elles arriveront à imposer à l’industrie en dira long sur leur détermination à freiner l’épidémie du tabac, qui dure depuis trop longtemps et qui leur coûte si cher.

Anick Labelle