Respect inégal de la loi par les écuries

Les cinq écuries commanditées par des multinationales de la cigarette n’ont que partiellement respecté les lois canadienne et québécoise sur le tabac, lors du Grand Prix du Canada disputé à Montréal à la mi-juin. Avec dix monoplaces sur vingt, ces équipes ont procuré une importante publicité indirecte aux marques qu’elles endossent, soit les Marlboro, Benson & Hedges, West, Lucky Strike et Mild Seven.

Dans tous les cas, les bolides et les combinaisons des pilotes ont conservé les couleurs des marques annoncées. Le rouge et blanc du paquet de cigarettes Marlboro recouvrait les équipements de l’écurie Ferrari, bien que le mot Marlboro n’y soit pas. En plus de leurs couleurs habituelles, les quatre autres équipes ont aussi utilisé des tactiques graphiques pour annoncer leurs partenaires cigarettiers.

« BE ON EDGE »

Le cas le plus évident est celui de l’équipe Jordan. Elle a simplement enlevé certaines lettres de la marque « BENSON & HEDGES », ne laissant que les mots « BE ON EDGE » sur les monoplaces, c’est-à-dire « être alerte » en anglais. La marque de tabac était facilement reconnaissable, grâce au maintien des couleurs et du lettrage. Chez McLaren, la marque West a été remplacée par les prénoms des pilotes, David et Kimi; la couleur, le lettrage et des compléments graphiques étaient conservés.

L’ancienne équipe du coureur d’origine québécoise Jacques Villeneuve, Bar-Honda, a fait preuve d’une certaine retenue. Elle n’a pas reproduit le cercle rouge de Lucky Strike, se contentant d’apposer quelques petits « Look Right » et « Look Left » sur les voitures, ce qui ressemble un peu au nom Lucky Strike. Quant à l’écurie Renault, elle a profité du fait qu’un de ses pilotes, Jarno Trulli, porte le numéro 7 pour reproduire ce chiffre en gros sur son bolide, allusion à la marque japonaise Mild Seven!

Coalition scandalisée

La Coalition québécoise pour le contrôle du tabac est scandalisée par l’action des écuries. « Nous considérons cette manœuvre comme étant des plus sérieuses, a indiqué son porte-parole Louis Gauvin, dès le début du week-end de la course. Non seulement les écuries du Grand Prix et l’industrie du tabac contreviennent-elles à la loi, mais elles dénigrent l’entente de compensation résultant de plusieurs mois de négociations intenses et de décisions difficiles par les politiciens. » Toutes deux adoptées en 1998 et mises totalement en vigueur en octobre 2003, les lois fédérale et provinciale interdisent la publicité directe ou indirecte du tabac par l’entremise des commandites.

Rappelons qu’en janvier dernier, suite à de longues négociations, Bernie Ecclestone, grand manitou de la Formule 1, avait reçu de l’organisateur de l’épreuve montréalaise, Normand Legault, un montant forfaitaire de 29 millions $ CAN. Applicable aux saisons 2004 à 2006, cette somme dédommagera les écuries qui doivent respecter désormais nos lois antitabac. À la hauteur de 6 millions chacun, Québec et Ottawa avaient contribué à ce magot. M. Legault devra se rembourser les autres 17 millions $ par des hausses de revenus commerciaux du Grand Prix, entre autres le prix des billets et des commandites.

La Coalition s’inquiète que le sans-gêne des écuries internationales fasse tache d’huile au pays, en inspirant les fabricants canadiens à contourner eux aussi les lois sur la publicité, ou bien à en tester l’application par les pouvoirs publics. Ce groupe de pression a l’intention de porter plainte auprès du ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec, et de Santé Canada.

Toutefois à Ottawa, Médecins pour un Canada sans fumée n’a guère espoir de voir le ministère fédéral intervenir adéquatement dans ce dossier. « Le contentieux de Santé Canada a l’habitude d’interpréter sa loi sur le tabac en faveur de l’industrie, alors il est inutile de porter plainte, déplore la militante Cynthia Callard. Nous allons plutôt proposer des modifications à la loi pour la rendre plus claire, plus efficace et plus conforme à l’esprit de la Convention-cadre antitabac mondiale, que le pays s’apprête à ratifier. » Pourtant, Santé Canada a entamé une enquête sur la publicité déguisée en Formule 1, a révélé une porte-parole, Carole Saindon, à The Gazette. Des inspecteurs fédéraux et provinciaux étaient d’ailleurs sur place à Montréal pour le Grand Prix.

Indifférence de M. Legault

Bien qu’il ait dû payer de sa propre poche la majeure partie de la compensation consentie à M. Ecclestone, le promoteur Normand Legault n’a pas voulu blâmer les écuries pour leur publicité déguisée du tabac. « Elles n’ont plus le droit d’arborer leur marque. Ce qu’elles font pour contourner ça, c’est de leurs affaires », a-t-il déclaré au réseau CTV. Cette indifférence contraste avec la longue entrevue que M. Legault accordait au Journal de Montréal, peu avant l’épreuve. Le 12 juin, le quotidien a révélé que l’homme d’affaires était en accord avec l’interdiction des commandites du tabac, plusieurs membres de sa famille étant décédés du cancer. « J’aurais même accepté de perdre le Grand Prix sur la question du tabac », titrait sur deux pages l’entrevue du journaliste Bertrand Raymond.

Disputée par beau temps et à guichets fermés, l’épreuve montréalaise a connu un succès retentissant avec ses 317 000 spectateurs en trois jours. Dès le vendredi, lors de simples essais libres, les estrades étaient presque pleines, chose rarement vue en Formule 1.

Hormis la publicité déguisée des écuries, l’ensemble des lieux ne comportait pas de promotion de tabac; les kiosques de souvenirs ne vendaient pas d’articles reproduisant des marques de cigarettes.

La situation mondiale

L’Union européenne a voté, en novembre 2002, l’interdiction de la publicité du tabac. Tous les pays de l’Union devront mettre en vigueur cette mesure au plus tard le 31 juillet 2005, ce qui implique la fin des commandites de tabac. Cette position a choqué le président de la Fédération Internationale Automobile (FIA), Max Mosley. Avec l’accord de principe des cigarettiers, il proposait plutôt de mettre un terme aux commandites tabagiques à la fin de la saison 2006.

En mai dernier, lors du Grand Prix d’Espagne, les médias ont rapporté quelques propos des dirigeants du circuit sur la question du tabac. M. Mosley a entre autres affirmé que si les commandites sont prolongées à l’extérieur de l’Europe après 2006, ce sera la faute du monde de la santé qui a refusé de consentir au compromis proposé. Quant au milliardaire anglais Bernie Ecclestone, il répète le discours entendu lors de la saga du sauvetage du Grand Prix de Montréal. Il souhaite obtenir une entente avec chaque pays concerné, soit une exemption pour la période du Grand Prix. « Disparaître de l’Europe, c’est la dernière chose que nous souhaitons », dit-il, reprenant l’arme du chantage. De son côté, Jean Todt, directeur de l’écurie championne Ferrari, prétend que Marlboro va demeurer en Formule 1 « encore bien des années ». Selon lui, l’équipe renouvellera la commandite d’Altria (nouveau nom de Philip Morris) aussi longtemps que possible.

La multinationale du tabac peut sous-louer l’espace publicitaire des monoplaces de Ferrari à d’autres firmes hors tabac, dans les pays où la législation bannit le mot Marlboro, tout en conservant les couleurs rouge et blanc de la marque, a révélé GrandPrix.com. Ce site Web, rédigé par dix spécialistes de la Formule 1, est de ceux qui traitent le mieux des progrès de la Convention-cadre mondiale antitabac, plaidant ainsi contre les commandites controversées. « En fait, notre sport attirerait certainement plus d’argent en devenant sans tabac, car plusieurs commanditaires préfèrent rester à l’écart, de manière à ne pas être associés à l’industrie du tabac », conclut un de ses articles sur le sujet.

Durant la saison 2004, seulement trois épreuves sur 18 étaient théoriquement dénuées de commandites de tabac, soit celles de France, de Grande-Bretagne et du Canada. À Indianapolis (États-Unis), deux marques sur cinq étaient bannies, à cause de particularités de l’entente entre les États et les fabricants. En 2005, il devrait y avoir au moins six courses sans tabac. Enfin, la pression sera assez grande en 2006, compte tenu notamment de l’impact de la Convention-cadre mondiale, alors en vigueur, qui influencera la grande majorité des pays. Il serait assez étonnant que M. Ecclestone et ses amis de l’industrie du tabac puissent continuer longtemps à associer la Formule 1 et ses champions à un produit qui tue plus de cinq millions de personnes par année sur la planète.

Denis Côté