Le fabricant des Export ‘A’ accusé de complot et de fraude par la GRC

Au terme de quatre ans et demi d’enquête, la Gendarmerie royale du Canada (GRC) a déposé, fin février, des accusations criminelles de complot et de fraude contre JTI-Macdonald et trois autres compagnies de tabac lui étant reliées, ainsi que huit de leurs dirigeants anciens ou actuels.

L’affaire émane principalement de la contrebande des cigarettes Export‘A’ qui s’est largement répandue durant les années 1990 à 1994. Troisième plus grand fabricant canadien avec environ 10 % du marché (après Imperial Tobacco et Rothmans, Benson & Hedges (RBH)), JTI-Macdonald fut acheté en 1999 par la multinationale Japan Tobacco.

Au banc des accusés, on trouve aujourd’hui des personnes oeuvrant au siège social de Japan Tobacco International à Genève, en Suisse, mais aussi d’anciens cadres de RJ-Reynolds aux États-Unis, à qui appartenait la compagnie à l’époque. Ayant son siège social à Toronto, JTI-Macdonald fabrique des cigarettes à son unique usine située sur la rue Ontario, dans le centre-est de Montréal.

Les accusations furent dévoilées par la GRC en conférence de presse à Toronto le 28 février. Puis, le 26 mars, la plupart des suspects ont brièvement comparu en cour, au vieil hôtel de ville torontois. À cette étape, les accusés n’avaient pas à admettre ou non leur culpabilité. Néanmoins, autant le communiqué du fabricant que les propos de ses avocats niaient en bloc les allégations du corps policier. Dès la veille de l’annonce de la GRC, Japan Tobacco International émettait un communiqué intitulé « JTI nie catégoriquement les accusations criminelles portées contre elle ». Guy Côté, vice-président aux affaires publiques, déclare : « Nous sommes déçus que la GRC ait choisi de procéder sur la base d’accusations criminelles s’appuyant sur des motifs politiques, lesquelles visent des employés honnêtes et respectueux des lois. »

La multinationale considère que cette poursuite est une décision politique découlant de l’insuccès des procédures entamées contre elle aux États-Unis par le gouvernement canadien. En novembre 2002, la Cour suprême américaine avait statué que les tribunaux de ce pays ne pouvaient entendre une cause de recouvrement fiscal au profit d’une juridiction étrangère, confirmant de la sorte des jugements inférieurs de l’État de New York. Le Canada réclamait un milliard $ US de RJ-Reynolds, plus des dommages exemplaires, en vertu de la loi américaine sur l’escroquerie et la corruption. Le fédéral prétendait que la compagnie l’avait floué en inondant sciemment le marché de la contrebande.

Cette mésaventure judiciaire chez nos voisins du sud a coûté 20 millions aux contribuables canadiens, rappelle le cigarettier dans son communiqué. Pour sa part, la GRC se défend d’agir à la requête du gouvernement, expliquant que ces poursuites s’inscrivent dans le cadre de ses efforts continuels pour contrer les activités criminelles.

Pertes de 1,2 milliard

La Gendarmerie estime que les gouvernements du Canada, du Québec et de l’Ontario ont perdu quelque 1,2 milliard en revenus fiscaux à cause des activités frauduleuses des accusés. Ces derniers auraient approvisionné le marché noir canadien en produits du tabac fabriqués au Canada et à Puerto Rico, sachant que ces cigarettes étaient distribuées illégalement au pays. « En tant que contribuables, nous payons tous pour ces fraudes, a indiqué l’officier Robert Davis de la GRC. Nous payons pour les pertes de recettes qui auraient dû financer nos programmes sociaux visant à soutenir nos aînés, instruire nos enfants et s’occuper des malades et des personnes moins fortunées. »

En réalité, les pertes fiscales découlant de la crise de la contrebande du début des années 1990 au Canada s’élèvent à bien plus d’un milliard, puisqu’il faut y ajouter le manque à gagner occasionné par la chute des taxes décrétée en février 1994, maintenue jusqu’à l’année dernière. De surcroît, les montants perdus le sont pour l’ensemble du marché, et non pas seulement pour la part de JTI-Macdonald qui était d’environ 12 % à l’époque. Même si seul le fabricant des Export‘A’ est présentement accusé, ses deux grands concurrents canadiens ont tout comme lui amplement alimenté le marché de la contrebande, se rappellent tant les fumeurs québécois que les observateurs du dossier. Signalons qu’une imposante perquisition a eu lieu dans les locaux de RBH en janvier 2002. « L’enquête se poursuit et il est possible que d’autres accusations soient portées », conclut d’ailleurs le communiqué de la GRC.

L’Association pour les droits des non-fumeurs (ADNF) estime à au moins 20 milliards les pertes de revenus gouvernementaux au Canada entre 1990 et 1998. L’Association a exercé de multiples pressions pour que le gouvernement fédéral tienne l’industrie canadienne responsable des torts engendrés par la contrebande du tabac. En février 2001, de concert avec Médecins pour un Canada sans fumée, l’ADNF avait notamment atTiré l’attention de la Commission des plaintes du public de la GRC sur le « peu d’empressement  » du corps policier dans ce dossier. Le directeur de l’Association, Garfield Mahood, se réjouit aujourd’hui du dépôt des accusations. « Voilà un développement crucial en matière de santé publique, a-t-il déclaré au Globe and Mail. S’il y a des condamnations, cela aura un effet dissuasif énorme sur la contrebande internationale du tabac. »

Les accusés

Outre JTI-Macdonald, les firmes accusées sont RJ Reynolds Tobacco, RJ Reynolds Tobacco International et Northern Brands International, la filiale qui s’employait à distribuer les produits pour la contrebande. Les individus mis en cause sont Edward Lang de Floride, vice-président production chez RJ-Reynolds, Dale Sisel du Wyoming, ancien président de RJ-Reynolds, Jaap Uittenbogaard de Floride, ancien directeur de Northern Brands, Pierre Brunelle de Suisse mais originaire du Québec, ancien président de RJR-Macdonald, Paul Neumann de Suisse, ancien vice-président finances de RJR-Macdonald, Roland Kostantos, ancien directeur financier de RJ-Reynolds International, Stanley Smith de Colombie-Britannique, ancien vice-président aux ventes de RJR-Macdonald, et Peter MacGregor de Géorgie, ancien chef des finances de Northern Brands.

Les trois firmes américaines n’ont pas envoyé de représentants à la comparution de mars. Par le biais d’une lettre d’avocat, elles prétendent qu’elles ne sont pas assujetties aux tribunaux canadiens, n’ayant pas de bureau et ne faisant pas affaires dans ce pays. Sept des huit accusés individuels ont pour leur part brièvement comparu, le seul absent étant M. Sisel. « Debout en rangée devant le juge de paix, les mains devant eux et arborant un visage sinistre, ces hommes vêtus d’habits luxueux ne semblaient pas à leur place dans cette salle remplie, où l’assistance arborait plutôt des souliers de course, des jeans et des vestes communes », a rapporté le journaliste du Globe and Mail. Les accusés devront revenir en Cour le 8 mai pour la reprise des procédures.

Le communiqué de Japan Tobacco se termine ainsi : « JTI-Macdonald n’encourage pas et n’a jamais encouragé la contrebande. » Interrogé par Info-tabac en octobre dernier, le président de la compagnie Michel Poirier avait également catégoriquement nié toute implication de son entreprise dans la contrebande.

Perspective

L’essor de la contrebande du tabac au Canada eut lieu de 1990 à 1994, en réaction aux fortes hausses de taxes des gouvernements fédéral et provinciaux, lesquelles n’étaient pas accompagnées d’autres mesures antitabac crédibles. De manière à faire reculer la taxation et à accroître l’offre, les trois fabricants auraient développé un imposant marché noir en exportant, prétendument vers des pays lointains, des cigarettes aux marques et emballages similaires à leurs produits canadiens. Ces exportations non taxées étaient alors détournées vers des intermédiaires situés surtout dans l’État de New York, pour être ensuite réintroduites au pays.

La réserve mohawk d’Akwesasne, près de Cornwall en Ontario, fut identifiée comme principal point de passage de la contrebande de cigarettes, les autorités policières canadiennes n’osant guère y intervenir. Encouragés par des reportages complaisants des médias francophones, les fumeurs québécois furent les plus gros acheteurs de tabac illicite au pays, le marché noir ayant dépassé 60 % du volume au Québec.

Denis Côté