Imperial et British American Tobacco, vendeurs de nicotine

On a fait beaucoup état dans la presse américaine de documents internes de l’industrie qui indiquent les importants efforts déployés pour manipuler la concentration de nicotine dans la fumée de cigarettes. Souvent, les médias ont laissé entendre que les fabricants rajoutaient secrètement de la nicotine aux cigarettes (« spiking ») pour accroître la dépendance physiologique des fumeurs.

Mais l’aspect le plus important de ces révélations américaines n’est pas là. Ce qu’il faut retenir, c’est que, contrairement à ce que disent les ténors de l’industrie en public, à savoir que la nicotine est une composante « naturelle » du tabac qui « ajoute du goût » sans jouer de rôle central dans « l’habitude » du tabagisme, les fabricants sont parfaitement conscients qu’ils sont en fait des vendeurs de nicotine, et que la cigarette est tout simplement un instrument particulièrement efficace d’administrer des doses de nicotine au cerveau humain.

Suite aux révélations américaines, nous commençons à découvrir des documents qui montrent que l’industrie canadienne est elle aussi consciente de son rôle premier, qui est de vendre de la nicotine.

Au début des années 1990, Imperial Tobacco expérimentait plusieurs nouveaux procédés, dont l’ajout d’ammoniaque et de variétés de tabac génétiquement manipulées, dans le but d’augmenter l’impact pharmacologique de ses cigarettes.

C’est du moins ce qu’indiquent les procès-verbaux du Tobacco Strategy Review Team, un comité international de hauts dirigeants du groupe British American Tobacco, dont fait partie Imperial Tobacco et sa société-mère, le holding Imasco. Ces procès-verbaux, marqués « secret », ont été obtenus par l’État du Texas dans le cadre d’une poursuite civile contre les principaux fabricants américains de cigarettes.

Deux hauts dirigeants canadiens ont participé à des réunions du comité et ont discuté du meilleur moyen de gérer le niveau de nicotine dans les cigarettes : Purdy Crawford (qui était à l’époque président du conseil d’Imasco) et Jean-Louis Mercier (qui était président du conseil d’Imperial Tobacco).

« Pour la première fois, on attrape des dirigeants de la plus importante compagnie de tabac canadienne avec la main dans le sac, en train de discuter ouvertement des procédés à utiliser pour augmenter ou tout au moins maintenir le niveau de nicotine dans les cigarettes », commente François Damphousse, directeur du bureau québécois de l’Association pour les droits des non-fumeurs, l’organisme qui a sorti l’affaire.

Le problème de base est posé dans le procès-verbal du 10 novembre 1989 : les fumeurs fument pour assouvir leur dépendance à la nicotine, et non pas parce qu’ils apprécient le goût de la cigarette.

« L’expérience a démontré qu’il y a peu de demande pour les cigarettes à très faible teneur en nicotine… L’amélioration du goût pourrait faire une certaine différence, mais on ne croit pas que cela procurerait la satisfaction que le consommateur recherche. Le Groupe [British American Tobacco] a la technologie nécessaire à la production de cigarettes de ce type, mais cela ne semble pas en valoir la peine.

L’approche alternative qui consiste à développer une cigarette à faible teneur en goudron (c’est-à-dire avec un ratio nicotine-goudron plus élevé) semble plus prometteuse. Pour ce faire, il existe deux approches : le développement des feuilles [c’est-à-dire de nouvelles variétés de tabac] et le design de la cigarette, dont l’augmentation des concentrations d’humectants (par exemple le glycérol). »

Du côté du développement de nouvelles variétés, la piste la plus « prometteuse » semble être la variété Y-1, le fruit de manipulations génétiques, « qui est maintenant cultivée au Brésil ».

Cette variété présente l’avantage de produire des graines stériles, ce qui rend impossible le piratage par les autres multinationales du tabac. Selon le témoignage devant le Congrès américain de David Kessler, commissaire sortant de la Food and Drug Administration, la variété Y-1 contient 6 p. 100 de nicotine, soit deux fois plus que la moyenne retrouvée dans le tabac américain.

En février 1990, le Tobacco Strategy Review Team en est déjà à planifier la culture de la variété Y-1 en grandes quantités : « On a convenu que toutes les compagnies évalueraient à nouveau leurs besoins en tabac Y-1 et placeraient des commandes dans les prochains 30 jours pour livraison en 1991 ou bien à partir du Brésil, ou bien, comme il a déjà été fait au Canada, en prenant des arrangements pour faire cultiver du Y-1 dans d’autres pays où le Groupe peut exercer suffisamment de contrôle pour garantir l’exclusivité. »

Cinq mois plus tard, on note que le fabricant américain Brown & Williamson a maintenant deux millions de livres (environ 900 tonnes) de tabac Y-1 en entrepôt et entend tester cette variété auprès des consommateurs dès l’automne.

Du coté canadien, par contre, « M. Mercier croit qu’il est important de développer des cigarettes avec un ratio goudron/nicotine moins élevé, mais Imperial poursuit d’autres pistes de développement [lesquelles?] et n’utilise pas de tabac Y-1 ».

Suite aux récentes informations sur les programmes de recherches d’Agriculture Canada (voir « L’industrie canadienne et Agriculture Canada coopèrent… »), il est plausible de présumer qu’Imperial Tobacco ait pu atteindre ses objectifs de « ratio goudron/nicotine moins élevé » en utilisant de nouvelles variétés entièrement canadiennes.

Traitement à l’ammoniaque

À défaut d’augmenter la teneur en nicotine du tabac contenu dans les cigarettes, un autre moyen de s’assurer que le fumeur retire une dose plus forte de nicotine de sa cigarette est d’en augmenter le pH.

La nicotine est un alcaloïde. Plus on rajoute de substances basiques au tabac, plus on augmente la concentration de nicotine en forme « libre », c’est-à-dire qui peut être absorbée par les poumons.

Une des possibilités pour y arriver est le rajout d’ammoniaque ou de sels ammoniacaux, en particulier dans le tabac dit « reconstitué », une composante importante des cigarettes américaines et qui a fait son apparition dans les cigarettes canadiennes en 1994, dans les marques d’Imperial Tobacco.

Dans les procès-verbaux du Tobacco Strategy Review Team, on discute des avantages et des inconvénients de deux procédés de fabrication du tabac reconstitué; l’un des deux, l’extrusion, ne semble pas compatible avec le traitement à l’ammoniaque. Au Canada, Imperial Tobacco expérimente les deux procédés.

En mai 1990, M. Mercier d’Imperial Tobacco constate qu’on a essayé le traitement à l’ammoniaque avec les mélanges existants d’Imperial Tobacco mais que les résultats n’étaient pas concluants.

Quelques mois plus tard, en septembre 1990, « on note que le traitement à l’ammoniaque est maintenant de plus en plus utilisé. Pour des raisons de sécurité, l’on suggère à l’avenir d’utiliser un nom de code pour désigner ce traitement ».

Imperial Tobacco nie tout – sauf l’essentiel

Interviewé au sujet de ces procès-verbaux au réseau CTV le 1er avril, Michel Descôteaux, porte-parole d’Imperial Tobacco, a qualifié toute l’affaire de tempête dans un verre d’eau.

Le tabac Y-1 n’a jamais été utilisé au Canada, affirme-t-il. « Nous étions au courant du fait que le produit était en cours de développement, mais nous ne l’avons pas testé, nous ne l’avons pas ajouté [à nos cigarettes], et nous avons décidé d’opter pour le tabac canadien. »

Pour ce qui est du traitement à l’ammoniaque, « nous avons fait des tests à l’interne [in-house testing] très, très limités, mais cela n’est jamais sorti de la compagnie, n’a jamais été utilisé dans nos produits, n’a même jamais été testé auprès des consommateurs ».

Par contre, CTV n’a diffusé aucun énoncé de M. Descôteaux à propos d’une question essentielle : suite à toutes ces discussions, la société Imperial Tobacco a-t-elle, oui ou non, trouvé le moyen d’augmenter la concentration de nicotine dans ses cigarettes, ou de maintenir la dose réelle de nicotine par cigarette tout en diminuant le poids de tabac utilisé?

Francis Thompson