Imperial Tobacco et JTI-Macdonald, deux discours, un seul but : déjouer les réglementations

Ce n’est pas d’hier que les fabricants de cigarettes critiquent les organismes et les lois visant à protéger la population des méfaits du tabac. Ce qui est plutôt curieux, c’est qu’à intervalle de cinq mois, les présidents de deux des trois plus grandes compagnies canadiennes prononcent à peu près le même discours, à Montréal, blanchissant leurs entreprises des accusations dont elles sont victimes, et rejetant le blâme sur les groupes de pression antitabac qui les dépeignent « comme des monstres ».

Tandis que Michel Poirier, président et chef de la direction de JTI-Macdonald prononçait en octobre, devant le Cercle canadien, un discours intitulé L’éthique contre le militantisme : le cas du tabac, son acolyte d’Imperial Tobacco Canada (ITC), Robert Bexon, expliquait à l’Association de Marketing de Montréal, le 4 mars dernier, Comment réussir dans une industrie en déclin. Peu avant ces deux dîners de gens d’affaires, la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac (CQCT) avait dénoncé par voie de communiqués, annexés d’extraits de documents compromettants, les propos des deux dirigeants, avant même qu’ils ne soient prononcés…

Depuis avril 1997, la loi fédérale sur le tabac réduit considérablement la publicité de cette industrie. En plus d’interdire les annonces évoquant un style de vie et d’imposer des avertissements sur les paquets de cigarettes, cette législation proscrira totalement la commandite d’événements à compter d’octobre 2003. Considérant leur secteur comme étant le plus réglementé au pays, les manufacturiers n’hésitent pas à comparer la cigarette à d’autres produits de consommation.

Du tabac… à la restauration

« Bientôt, des industries comme celles de la restauration rapide, de l’alcool, de la confiserie, des boissons gazeuses… même [celle] de l’automobile qui construit des voitures qui peuvent aller beaucoup trop vite […] seront assiégées exactement comme l’industrie du tabac », prévoyait Michel Poirier le 16 octobre dernier. Pour sa part, Robert Bexon a accusé les gouvernements de vouloir imposer, par voie législative, des habitudes de vie plus saines. Refusant de se prononcer sur le bien-fondé des réglementations, il les a toutefois qualifiées de « virus social »; « elles ne servent, selon lui, qu’à modifier l’environnement concurrentiel ». M. Bexon a notamment cité la restauration rapide, les loteries, les produits pharmaceutiques et les boissons alcoolisées comme étant d’hypothétiques futures cibles des gouvernements. Par ailleurs, il propose que les stratégies de marketing d’Imperial Tobacco deviennent un modèle pour d’autres entreprises.

Ayant acheté leurs places pour la conférence du président d’Imperial, Heidi Rathjen de la CQCT et Mario Bujold, du Conseil québécois sur le tabac et la santé, ont été choqués qu’un produit aussi nocif que la cigarette soit comparé à des aliments et boissons beaucoup moins dommageables. « Il est prouvé que même les personnes qui fument modérément risquent d’être atteintes de maladies reliées au tabac », soulignait Mme Rathjen. De plus, ajoutait Stan Shatenstein, journaliste spécialisé dans le contrôle du tabac, « si l’abus d’aliments provenant des fast-food peut entraîner des problèmes de santé, la personne assise à côté de celle qui mange un hamburger ne risque pas de souffrir d’un cancer en raison des émanations », faisant allusion à la fumée secondaire.

Cibler les jeunes

Si les discours de Messieurs Poirier et Bexon se ressemblent, les déclarations qu’ils servent à leurs auditoires diffèrent beaucoup des informations qui circulent à l’intérieur de leurs compagnies respectives.

« Nous ne faisons pas de marketing auprès des enfants, nous nous contentons de conquérir les parts du marché adulte », avancent, chacun de son côté, les dirigeants d’Imperial et JTI-Macdonald. « Nous n’avons pas besoin de recruter de nouveaux fumeurs pour assurer la prospérité de notre compagnie, ce n’est pas du tout nécessaire », a pris la peine de répéter en français Robert Bexon – la quasi-totalité de son allocution était en anglais. Il a même ajouté : « Le lobby antitabac nous accuse souvent d’encourager les enfants à fumer […]. Il n’y pas l’ombre d’une preuve pour soutenir cette affirmation. »

Toutefois, des preuves, la Coalition en a trouvées de nombreuses en fouillant d’anciens documents internes d’Imperial Tobacco. Par exemple, l’étude Youth target 1992 est présentée comme « la sixième d’une série de recherches sur le style de vie et les systèmes de valeur des Canadiens de 13 à 24 ans ». En 1981, le plan média de la compagnie destinait les Player’s filtre « vers les jeunes mâles, avec l’emphase sur les adolescents mâles ». Selon la CQCT, les fabricants reconnaissent l’importance de recruter les jeunes. Ils déploient des stratégies de marketing qui répondent à leurs besoins puisque 90 % des fumeurs commencent alors qu’ils sont enfants ou adolescents. « Si l’industrie ciblait seulement le marché adulte, considérant la cessation et les décès, les ventes chuteraient de façon faramineuse », conclut le groupe de pression.

M. Poirier a affirmé que rien ne prouve que l’augmentation des taxes sur le tabac en réduit la consommation. Loin d’empêcher les jeunes de fumer, les taxes élevées encourageraient, selon lui, les fumeurs à se procurer des cigarettes sur le marché noir. Bon nombre de documents démontrent pourtant que c’est l’industrie canadienne elle-même qui approvisionnait la contrebande dans les années 1990. Une poursuite au criminel vient d’ailleurs d’être déposée contre JTI-Macdonald à ce sujet. Contrairement à la théorie du cigarettier, fait remarquer la Coalition, « cinq ans après que les gouvernements aient baissé les taxes à cette époque, le taux de tabagisme chez les jeunes a doublé ».

Maintenir l’acceptation sociale

S’ils admettent que fumer constitue un risque important pour la santé et que la cigarette crée une certaine dépendance, les compères Bexon et Poirier nagent dans la confusion lorsqu’il est question de la fumée secondaire. Publié par Imperial Tobacco, le pamphlet Notre position prétend qu’il n’y a « aucune corrélation statistiquement significative entre l’exposition à la fumée de tabac ambiante et le cancer du poumon ». La Coalition rétorque que « c’est par crainte que les dommages subis par les non-fumeurs puissent pousser les gens et les gouvernements à appuyer des interdictions de fumer dans les lieux publics, que l’industrie refuse d’admettre que le tabagisme passif cause des maladies graves ».

Au lieu de se repentir de vendre un produit qu’ils savent depuis longtemps meurtrier, les deux PDG blâment plutôt les organismes antitabac de ternir publiquement leur image. Ils se reprochent même d’avoir pris trop de temps à démentir les accusations des groupes de santé. Ils n’ont toutefois pas eu la vie facile lors de leurs deux récentes allocutions, puisque les médias montréalais furent alimentés de dossiers et de déclarations offrant un éclairage plus complet.

Josée Hamelin