Concurrence étonnante parmi les fabricants canadiens
Juin 2004 - No 52
Les trois grands fabricants canadiens de cigarettes se font maintenant concurrence! En avril et mai, chacun a baissé le prix d’une de ses marques « premium » d’environ 12 $ la cartouche, pour rivaliser avec les petits fabricants et les marques économiques des deux autres grands.
Les trois marques ayant subi une décote sont les Matinée, d’Imperial Tobacco Canada (ITC), les Mark Ten, de Rothmans, Benson & Hedges (RBH), et les Vantage, de JTI-Macdonald. Les fumeurs profitent ainsi de la plus vive compétition au sein du marché canadien depuis des décennies. Les trois cigarettiers avaient plutôt l’habitude de partager les mêmes prix élevés pour toutes leurs marques, qu’ils augmentaient régulièrement du même montant, presque au même moment.
Une marque « premium » est caractérisée essentiellement par son prix de gros substantiel. Et on le devine aujourd’hui : il n’y a aucune différence de « qualité » ou de coûts de production entre une marque premium et une marque économique. En effet, rien n’indique qu’il soit moins onéreux de fabriquer un paquet de Mark Ten qu’un paquet de Rothmans chez RBH, ou plus coûteux de rouler des Player’s que des Peter Jackson chez ITC.
« Ils ont réduit leurs prix près des nôtres », observe Marc Bélisle, directeur des ventes chez les Tabacs Tabec, un petit fabricant québécois situé à Delson, en Montérégie. « Nos prix étaient équitables, sans exagération. La baisse de prix des multinationales révèle à quel point l’exploitation était grande de leur côté. » M. Bélisle ne craint pourtant pas l’arrivée massive des trois grands dans le marché des marques économiques. Ses ventes de Tabec et de Pulsar ont freiné un peu, avoue-t-il, mais il y aurait davantage de « cannibalisation » chez les grands fabricants. Ainsi, selon lui, les nouveaux fumeurs de Matinée, de Mark Ten ou de Vantage, seront surtout des clients des trois multinationales, qui délaisseront leurs propres marques premium.
Même son de cloche du côté des Tabacs Tremblay de Québec, où le contrôleur Marc-André Leblanc est perplexe. « C’est une drôle de stratégie de la part des trois grands. On ne les comprend pas. Ils se tirent dans le pied, il me semble. » L’entreprise n’a pas l’intention de réagir en baissant ses prix, lesquels ne permettent, selon lui, qu’une marge bénéficiaire raisonnable.
Pagaille dans les magasins
Au Québec, les marques économiques accaparent déjà 40 % du marché, indique l’acheteur des produits du tabac d’une importante chaîne d’épiceries. Ce dernier, qui désire garder l’anonymat, connaît le tabac puisque son groupe approvisionne plus de 2 500 détaillants en cigarettes. « Cette guerre des prix sème la pagaille dans les magasins, lance-t-il. Avant il n’y avait qu’une seule structure de prix pour tous les produits des trois joueurs majeurs. Maintenant, il y en a une quinzaine. C’est très compliqué pour nous, pour les détaillants et pour les commis. »
Analyste des politiques à l’Association pour les droits des non-fumeurs (ADNF), Francis Thompson n’est pas du tout contrarié par les baisses de prix annoncées. « C’est la situation antérieure qui était anormale, signale-t-il. Le Canada est un des derniers pays industrialisés où sévissait un réel cartel du tabac. Les prix abusifs faisaient en sorte que British American Tobacco (maison-mère de ITC) récoltait autant de profits au Canada que dans toute l’Europe, là où elle vend pourtant 10 fois plus de cigarettes. Pour la première fois, les profits d’Imperial vont baisser en 2004. La compagnie aura enfin moins d’argent pour payer ses avocats et son marketing. »
C’est en grande partie la structure de taxation canadienne qui a permis aux grands fabricants de hausser impunément leurs prix au cours des dernières années, renchérit M. Thompson. « Du fait que les taxes soient calculées sur le nombre de cigarettes, dit-il, plutôt que sur le prix du fabricant, il est très difficile de faire concurrence aux marques premium, parce que les différences de prix sont peu visibles aux yeux du consommateur, une fois les taxes ajoutées. » L’analyste voit deux manières de limiter les profits exagérés des cigarettiers. Le gouvernement pourrait exiger un prix maximum de la part des fabricants, en fonction des coûts réels de production. Ou bien, il pourrait adopter une forme de taxation mixte, dont une partie sur la quantité de tabac, et l’autre sur le prix de gros, de manière à encourager la concurrence.
Cadeau d’un milliard $
Davantage de taxes sur les cigarettes procureraient un montant d’un milliard $, selon le militant de l’ADNF. Généreux, M. Thompson offre ce milliard $ aux gouvernements qui le désireraient, soit le fédéral, soit l’Ontario et le Québec, dont les taxations provinciales sont les plus faibles aux pays. « Si Imperial Tobacco peut baisser le prix de ses Matinée de 12 $ la cartouche du jour au lendemain, argumente-t-il, cela démontre que les gouvernements peuvent monter leurs taxes d’autant sans qu’il en coûte plus cher aux fumeurs. Je préfère que le milliard aille pour les écoles, pour les routes, plutôt qu’aux multinationales du tabac. »
Observateur assidu des prix du tabac et de la taxation, M. Thompson est satisfait que la compétition sur les prix réussisse à réduire les profits des multinationales. Il voit toutefois deux aspects négatifs à la conjoncture actuelle. D’abord, les prix moins élevés facilitent l’accès au tabac. Ensuite, le marketing, toujours plus agressif dans les points de vente, s’avère une forme de publicité de tabac très efficace. Selon l’analyste, les gouvernements ont déjà en main les outils appropriés pour contrer rapidement ces effets malencontreux. Des hausses de taxes compenseraient les réductions de prix, alors que des règlements aux lois réduiraient la visibilité du tabac chez les détaillants. M. Thompson considère que les gouvernements provinciaux sont très bien placés pour légiférer contre les étalages de tabac, compte tenu de la lenteur d’Ottawa à intervenir. « Rien n’empêche le gouvernement du Québec d’agir contre le marketing dans les points de vente, dit-il. La loi provinciale prévoit une réglementation à ce sujet. »
Les gouvernements du Canada et du Québec ont annoncé de généreuses subventions pour la conversion des plantations de tabac.
Le programme dévoilé début mai par le ministre canadien de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire, Bob Speller, se chiffre à 71 millions $ sur quelques années. Bien que ses modalités restent à être établies, il est divisé en trois volets. Le premier vise « principalement à aider les producteurs pour lesquels la culture du tabac n’est plus une activité viable ». Le deuxième volet fournira des « compétences et des outils de développement » pour tirer profit d’occasions hors du secteur du tabac. Enfin, le ministère surveillera les importations de tabac pour « cerner les tendances en évolution sur les marchés internationaux ».
Le communiqué ne fait pas allusion à des subventions directes ou indirectes à la culture du tabac. Toutefois, le ministre Speller parle d’un « programme d’aide à la transition qui assurera la viabilité des producteurs qui restent ». Selon une porte-parole du ministère, Violette Jacques, jointe par Info-tabac, le programme fédéral ne prévoit aucune forme de contribution pour les tabaculteurs restants; seule l’élimination de concurrents canadiens pourrait les favoriser. Que leur arrivera-t-il s’ils ne peuvent toujours pas rivaliser avec les prix de l’importation? « Ce sont les lois du marché qui prévaudront, comme dans les autres secteurs de l’agriculture, lesquels sont ouverts à l’importation », indique Mme Jacques.
Le gouvernement canadien souhaite que ceux du Québec et de l’Ontario bonifient son programme, à concurrence de 47 millions $, de manière à totaliser 118 millions $. Mais il ira seul de l’avant si les provinces ne désirent pas y contribuer. Une semaine après l’annonce fédérale, la ministre de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec, Françoise Gauthier, a dévoilé la contribution de son gouvernement : une somme de 10 millions $ sur trois ans servira à racheter les équipements utilisés pour la production de tabac des fermiers qui voudront abandonner ce secteur. De plus, la plantation de tabac sera désormais assujettie à l’obtention d’un permis. Quant au gouvernement ontarien, il n’a prévu aucune aide aux tabaculteurs, du moins dans son dernier budget.
Hypocrisie
Le programme onéreux du gouvernement canadien n’enthousiasme pas les groupes impliqués dans la lutte antitabac. « En décidant d’aider les tabaculteurs aux dépens des programmes qui contrent les décès dus au tabagisme, le gouvernement fédéral fait preuve d’hypocrisie », soutient un communiqué de la Coalition canadienne pour l’action sur le tabac, émis le 17 mai. « C’est scandaleux et cela trahit l’intérêt public, déplore sa présidente, Lorraine Fry. À la veille des élections, le gouvernement vient d’annoncer qu’il allouera 71 millions pour renflouer 800 cultivateurs de tabac. Au même moment, il éviscère le Programme de la lutte au tabagisme de Santé Canada en réduisant son budget et en éliminant sa principale composante, la campagne publicitaire dans les médias. »
Quant au président de l’Office des producteurs de tabac jaune du Québec, Gaétan Beaulieu, il commente avec soulagement mais tristesse l’aide des gouvernements. « Dans deux ans, c’est clair, la production de tabac aura complètement disparu ici », a-t-il déclaré au Devoir. En 2004, les producteurs québécois s’attendent à ne récolter qu’un million de livres de tabac, à la place des 7,5 millions de l’année 2002.
Denis Côté