Recours collectifs : les cigarettiers échappent à un paiement provisoire

Les cigarettiers n’auront pas à verser de suite un milliard de dollars à un million de Québécois victimes du tabac, a tranché la Cour d’appel du Québec.

Imaginez une victime qui attend depuis 17 ans d’être dédommagée financièrement pour les souffrances qu’elle a vécues. La justice devrait-elle exiger qu’elle reçoive rapidement un paiement, quitte à ce qu’elle en rembourse une partie par la suite? Oui, a décidé en juin 2015 le juge Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec,  dans le cadre des recours collectifs opposant un million de Québécois aux trois principaux cigarettiers canadiens : Imperial Tobacco Canada (ITL), JTI-Macdonald (JTI) et Rothmans, Benson & Hedges (RBH). Cette décision a toutefois été annulée fin juillet de la même année par la Cour d’appel du Québec.

Une demande « exceptionnelle »

Le juge Riordan a condamné les trois cigarettiers à verser 15,6 milliards de dollars à environ un million de Québécois dépendants du tabac ou dont la maladie a été causée par ce produit. Le juge a aussi exigé que les cigarettiers déposent dans les 60 jours suivant sa décision un peu plus d’un milliard de dollars dans un compte en fidéicommis. Il reconnaît lui-même dans son jugement qu’une telle exigence (une exécution provisoire des dommages moraux et punitifs) « est très exceptionnelle. » Par contre, il note aussi qu’« il y a très peu de choses qui ne soient pas très exceptionnelles dans ce dossier. » Les cigarettiers, bien sûr, ont immédiatement déposé plusieurs appels contestant cette importante décision du juge Riordan. L’un d’eux portait sur la demande qui leur était faite de verser dans les 60 jours un milliard de dollars, sans égard pour les appels qu’ils pourraient déposer.

Le raisonnement de la Cour d’appel

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Les trois juges de la Cour d’appel – Marie-France Bich, Paul Vézina et Mark Schrager – ne sont pas sans empathie pour les fumeurs ou ex-fumeurs qui mourront avant de toucher le moindre dollar. Mais ils voient « plusieurs difficultés légales et pratiques à la distribution [de cet argent] aux plaignants sur une base provisoire », écrivent-ils dans un jugement unanime de 17 pages (notre traduction). Ils estiment notamment que, de manière tangible, cet argent ne leur apportera que des bénéfices « négligeables ». En somme, que verser dès maintenant cet argent aux victimes n’allègera pas réellement leurs dommages moraux. Brian Riordan estime aussi, entre autres, que ce déboursement provisoire est nécessaire « parce qu’il est grand temps que les compagnies commencent à payer pour leurs fautes » (notre traduction). Certes, mais « l’existence de ces fautes est encore sous la considération de la Cour d’appel », rappellent les juges Bich, Vézina et Schrager (notre traduction). Or, ces appels pourraient déboucher sur une peine réduite pour les cigarettiers. Si cela se produit, récupérer un milliard de dollars auprès de milliers de Québécois constituerait un grand préjudice.

Capables de payer

Les juges de la Cour d’appel acceptent aussi l’argument financier des fabricants de tabac. En clair : que ceux-ci n’ont pas les moyens de débourser un milliard de dollars. ITL, JTI et RBH ont déposé en cour des documents qui le démontrent (ils ont aussi demandé que ces documents demeurent confidentiels, mais la cour, heureusement, a refusé). Cette « preuve » de pauvreté, toutefois, est contredite par d’autres faits. En effet, Philip Morris International – le siège social de RBH – a annoncé à ses actionnaires qu’il réglerait peut-être une part de ce paiement provisoire, ce qui retrancherait neuf cents à la valeur de ses actions. Bref, ce débours était déjà prévu et comptabilisé. Il ne faut pas oublier non plus que les cigarettiers ont usé de stratagèmes comptables pour réduire artificiellement leurs bénéfices. Même si ces faits n’ont pas convaincu les juges de la Cour d’appel, ils notent qu’ils pourraient mener à d’autres recours. Les recours collectifs contre les cigarettiers canadiens sont loin d’être terminés!

Une loi contestée

Si le passé est garant de l’avenir, cet appel n’est que le premier d’une longue série. Déjà, les cigarettiers ont porté en appel un des arguments majeurs de la décision du juge Brian Riordan : la Loi sur le recouvrement du coût des soins de santé et des dommages-intérêts liés au tabac, adoptée en 2009 par l’Assemblée nationale du Québec. Le juge invoque cette loi, entre autres, pour accepter une preuve épidémiologique dans la démonstration qu’une maladie a été causée par le tabac. Or, l’appel des cigarettiers maintient que cette loi ne respecte pas la Charte des droits et libertés de la personne. Pourtant, le juge Robert Mongeon de la Cour supérieure a déjà établi que cette loi respectait la Charte tandis que la Cour suprême du Canada a validé une loi très semblable adoptée par la Colombie-Britannique. Mais, adoptant leurs stratégies habituelles, les cigarettiers risquent de contester en cour tout ce qui peut l’être – et même deux fois plutôt qu’une.

Anick Perreault-Labelle