Les cigarettiers reconnus coupables!

Après 17 ans de procédures, la Cour supérieure du Québec a enfin tranché : les cigarettiers devront verser plus de 15 milliards de dollars en dommages et intérêts à un peu plus d’un million de Québécois victimes du tabac.

Ces recours collectifs entrepris en 1998 représentent l’un des plus grands procès de l’histoire du Canada ainsi que la plus importante condamnation financière jamais exigée, rapporte le Conseil québécois sur le tabac et la santé (CQTS). Ce n’est peut-être pas un hasard si ces recours concernent le tabac, qui est l’un des plus grands tueurs de la planète. C’est le 27 mai 2015 que le juge Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec a rendu son jugement dans les deux recours collectifs opposant un peu plus d’un million de Québécois aux trois plus grands cigarettiers au Canada : Imperial Tobacco Canada (ITL), JTI-Macdonald (JTI) et Rothmans, Benson & Hedges (RBH). Ce jugement historique de 276 pages ne ménage pas les parties défenderesses, qu’il accuse, en quelques mots, « d’avoir gagné des milliards de dollars aux dépends des poumons, des gorges et du bien-être général de leurs clients. » (notre traduction)

Cigarettiers : quatre fois fautifs

Les compagnies ont commis quatre fautes, écrit le juge Riordan. Elles ont d’abord enfreint deux obligations relevant du Code civil du Québec. La première, très générale, oblige chaque citoyen à ne pas causer de préjudice à autrui. La deuxième est spécifique aux manufacturiers : elle leur impose d’informer leurs clients des risques et des dangers de leurs produits. Les cigarettiers ont aussi violé la Charte des droits et libertés de la personne en portant atteinte au droit à la vie, à la sécurité, à l’inviolabilité et à la dignité de la personne ainsi qu’à la Loi sur la protection du consommateur en ne véhiculant pas une information véridique (non trompeuse) au sujet de ses produits. « Exposer en toute connaissance de cause des gens aux dangers représentés par les cigarettes et connus des compagnies sans aviser des précautions à prendre est au-delà de l’irresponsabilité. » (notre traduction)

Pour tous ces manquements à la loi, le juge Riordan condamne les trois cigarettiers à payer 15,6 milliards de dollars en dommages moraux et punitifs aux victimes (les dommages moraux compensent la souffrance et la perte de jouissance de la vie tandis que les dommages punitifs visent à prévenir la répétition d’un acte fautif). Le juge reconnaît qu’il est « peu probable que les défenderesses puissent s’acquitter d’une telle somme d’un seul coup. » Mais il leur ordonne tout de même de verser un milliard de dollars dans les 60 prochains jours, qu’ils fassent ou non appel.

Recours collectifs contre les cigarettiers en chiffres

15,6 milliards de dollars à partager

Ces 15,6 milliards de dollars ne seront pas partagés également entre les plaignants de deux recours collectifs. Les 100 000 personnes qui poursuivaient les cigarettiers pour des maladies causées par le tabac (le recours CQTS-Blais) reçoivent la quasi-totalité de la somme : 6,8 milliards de dollars en dommages moraux. Avec les intérêts, cela grimpe à 15,5 milliards de dollars. Concrètement, chaque victime d’emphysème recevra 24 000 ou 30 000 dollars et chaque victime d’un cancer du poumon ou de la gorge, 80 000 ou 100 000 dollars, plus les intérêts. Compte tenu de l’importance de ces dommages moraux, le juge limite grandement les dommages punitifs : il condamne simplement chaque cigarettier à verser une somme symbolique de 30 000 dollars, ce qui « représente un dollar pour la mort de chaque Canadien causée par l’industrie du tabac chaque année. »

Le recours Létourneau regroupait un peu moins d’un million de Québécois devenus dépendants de la nicotine. Ceux-ci ne reçoivent aucune indemnisation. Le juge leur consent uniquement des dommages punitifs de 131 millions de dollars, ce qui représente 130 dollars par membre, un montant qu’il serait « impraticable et trop onéreux » de distribuer, écrit le juge. Enfin, le juge Riordan partage les sommes à payer selon les parts de marché des trois cigarettiers. Il impose à ITL d’en débourser la plus grande part, suivi de RBH puis de JTM. Quant aux procédures pour distribuer les sommes, elles seront connues dans quelques mois.

Les plaignants ont réagi très positivement au jugement de Brian Riordan. « C’est un grand jour pour les victimes du tabac et une grande victoire pour la lutte contre le tabac », a dit Mario Bujold, directeur général du CQTS. « Ce jugement lance le message fort qu’aucune industrie n’est au-dessus de la loi, a renchéri Me Bruce Johnston, l’un des avocats de la poursuite. Le temps où l’on tolérait qu’une entreprise choisisse impunément ses profits aux dépens de la santé de ses clients est révolu. » Lise Blais, veuve du membre désigné du recours CQTS-Blais, s’est dite satisfaite du jugement, mais a regretté que son mari n’ait pas vécu assez longtemps pour connaître l’issue du procès.

Les mauvais arguments de l’industrie

Les cigarettiers, de leur côté, ont aussitôt annoncé qu’ils porteraient cette décision en appel. « Depuis les années 1950, les Canadiens ont été fortement sensibilisés aux risques pour la santé que comporte le fait de fumer », argumente JTI-Macdonald dans un communiqué de presse. ITL adopte une position similaire, écrivant que les consommateurs connaissent ces risques depuis des décennies. Ces arguments ne tiennent toutefois pas la route. En effet, les recours collectifs couvrent la période allant de 1950 à 1998. Or, dans les années 1950, les cigarettiers faisaient encore du placement de produit à la télévision. Les Québécois pouvaient donc voir un membre de la famille Plouffe discuter longuement avec un vendeur du « bon goût » des Player’s…  avant d’en acheter une cartouche complète! En fait, au Québec, les publicités pour le tabac n’ont vraiment disparu qu’en 2008 avec l’interdiction des étalages de ces produits dans les points de vente. Sans oublier que les premiers avertissements sur les emballages des produits du tabac, apparus seulement en 1972, ont d’abord été très discrets. Ce n’est que depuis 2001 qu’ils sont illustrés. Bref, entre 1972 et 1998, « cela aura pris un certain temps avant que ces messages [sur les dangers du tabac] circulent assez largement pour avoir une force suffisante, écrit le juge. L’impact de décennies de silence et de messages confus [de la part des compagnies] ne s’arrêtera pas d’un seul coup » (notre traduction). D’autant plus que les cigarettiers « ont résisté aux avertissements [sur les emballages] à toutes les étapes de leur implantation et ont essayé, généralement avec succès, de les diluer », écrit encore le juge Riordan. (nos traductions) Comme ils résistent aujourd’hui à l’évidence que leur assène ce jugement de la Cour supérieure du Québec. [ce sujet sera traité plus en profondeur dans l’édition de septembre 2015 d’Info-tabac].

Anick Perreault-Labelle