« Procès du siècle » au Minnesota

C’est à St-Paul au Minnesota que se déroule depuis le 20 janvier le procès qui pourrait déterminer l’avenir de l’industrie américaine du tabac. On peut s’étonner que cet événement haut en couleur ait lieu dans cet État tranquille de 4,6 millions d’habitants, plutôt nordique de par son climat, sa culture politique et sa composition démographique.

En effet, l’immigration scandinave a profondément marqué cette région quelque peu marginale des États-Unis, où l’attachement à un certain nombre de valeurs collectives s’est moins effrité qu’ailleurs au pays. Ici, on attaque un peu moins les programmes sociaux. Ici, on ne trouve pas de foules pour acclamer l’exécution de criminels comme on en voit au Texas ou en Californie – la peine de mort n’y a toujours pas été rétablie, fait plutôt rare chez nos voisins du sud.

Ce scepticisme face aux valeurs de la nouvelle droite et au culte de l’individualisme fait du Minnesota un terrain particulièrement fertile pour les adversaires de l’industrie du tabac. Au Texas, le procureur général a choisi en janvier un règlement hors cours avec l’industrie, évalué à plus de 14 milliards $ U.S., plutôt que de tenter sa chance avec un jury texan qui aurait probablement été plus porté à croire que chaque fumeur est responsable de ses problèmes individuels de santé.

Au Minnesota, non seulement le procureur général de l’État, Hubert Humphrey ne recule pas, mais il mise au contraire sur les retombées politiques de sa croisade personnelle hautement médiatisée contre l’industrie du tabac pour devenir gouverneur démocrate de l’État aux prochaines élections. M. Humphrey est d’ailleurs le seul procureur général à refuser clairement la proposition d’entente dite « globale » de l’industrie.

Dans ses interventions publiques, M. Humphrey ne cesse de réclamer la divulgation de tous les documents internes des cigarettiers, preuves selon lui d’une gigantesque fraude sur plusieurs décennies dont il faut connaître tous les détails avant de négocier un modus vivendi. Les partisans d’une entente globale rapide, pour leur part, laissent entendre que M. Humphrey serait prêt à sacrifier une autre génération d’adolescents au tabagisme pour assouvir sa soif de vérité historique et ajouter à sa notoriété politique.

Preuves accablantes

Au delà des 1,7 milliards $ U.S. en dommages-intérêts que l’État réclame (en collaboration avec l’autre plaignante, la mutuelle d’assurance-maladie Blue Cross Blue Shield), c’est donc toute l’histoire secrète des cigarettiers qui est en jeu.

Pour avoir droit à des compensations, l’État veut démontrer non seulement que le tabac nuit à la santé, mais que les cigarettiers :

1. le savaient depuis très longtemps;

2. ont caché la vérité là-dessus à la population et en particulier aux fumeurs;

3. ont manipulé les niveaux de nicotine dans les cigarettes pour garder leurs parts de marché;

4. ont ciblé les jeunes avec leurs campagnes de marketing;

5. ont agi de concert pour commettre une fraude à l’endroit des fumeurs, de la population en général, et de l’État.

Les preuves présentées jusqu’ici par la poursuite sont accablantes pour l’industrie. Pour ne citer que quelques exemples :

  • Déjà pendant les années 1960, les chercheurs chez Philip Morris étudiaient divers moyens pour augmenter l’impact pharmacologique des cigarettes en augmentant le pH de la fumée, ce qui a pour effet d’augmenter la dose de nicotine absorbée par le fumeur sans qu’il soit nécessaire d’en rajouter. (C’est le principe du free-basing, utilisé aussi pour transformer la cocaïne en crack.) Le procédé finalement retenu, le traitement à l’ammoniaque, expliquerait d’ailleurs le grand succès commercial des cigarettes Philip Morris entre 1965 et 1974, selon des documents internes du concurrent R.J. Reynolds.
  • Un autre concurrent, Brown & Williamson (société-soeur d’Imperial Tobacco), concluait en 1989 que « Le secret des Marlboro, c’est l’ammoniaque ». Rappelons que Brown & Williamson est accusé pour sa part d’avoir développé des variétés de tabac à haute teneur en nicotine.
  • Même sous serment, les représentants de l’industrie continuaient de prétendre, dans les premières semaine du procès, que leurs campagnes de marketing ne visent jamais les jeunes. Pourtant, les avocats de la poursuite ont déposé des centaines de documents montrant que, loin de constituer un épiphénomène regrettable pour les cigarettiers, le tabagisme juvénile est en fait au coeur de leurs activités de marketing. Par exemple, une étude réalisée en 1974 pour le compte de Philip Morris évaluant les préférences de marques des jeunes fumeurs divise ceux-ci en tranches d’âge, en commençant avec les enfants de 14 ans ou moins. On s’inquiète du « manque de vitalité » de la marque Marlboro chez les moins de 18 ans…
  • Par la suite, on a eu droit au repentir public du président de Philip Morris, Geoffrey Bible. M. Bible a témoigné qu’il avait « honte » d’une note de service écrite par un chercheur de sa société au sujet de l’importance des adolescents pour la survie à long terme de l’industrie du tabac. Mais il a traité chacun des documents allant dans ce sens d’anomalie datant d’une époque maintenant révolue.
  • Les témoins de l’industrie continuent de nier en cour le lien de cause à effet entre le tabagisme et diverses maladies, dont en particulier le cancer du poumon. Pourtant, dès 1958 une équipe de British American Tobacco se plaignait par écrit, suite à un séjour aux États-Unis, qu’on n’y trouvait plus aucun expert crédible qui contestait le lien entre le tabac et le cancer.
  • En 1970, dans un document interne, un chercheur de l’industrie écrit que les résultats d’une étude qui venait d’être publiée à propos de l’effet de la fumée de cigarettes sur les chiens « prouvent au-delà de tout doute raisonnable que… la fumée de cigarettes est cancérogène dans le poumon d’un chien et qu’elle est donc fort probablement cancérogène chez les humains. » Une annonce de l’industrie, publiée à la même époque dans plusieurs journaux, prétend que les résultats de l’étude ne prouvent rien au sujet du caractère cancérogène de la cigarette chez les humains.
Retombées politiques au fédéral

Le procès au Minnesota devrait se poursuivre encore plusieurs semaines; on attend un verdict du jury au mois d’avril. Les effets politiques des procédures se font déjà sentir à Washington, où plus aucun politicien ne peut se permettre d’être associé trop étroitement à l’industrie du tabac.

Fin janvier, les pdg des cinq plus importants cigarettiers sont allés témoigner devant une commission parlementaire pour tenter de sauver ce qui reste de l’image publique de l’industrie et faire la promotion de l’entente globale signée avec la grande majorité des procureurs généraux au printemps 1997. Quatre des cinq représentants ont avoué que la nicotine crée une dépendance, alors que leurs prédécesseurs avaient tous nié ce fait, sous serment, lors d’une audience publique semblable en 1994.

L’impact politique de ces aveux sur le caractère de la nicotine a été quelque peu atténué 10 jours plus tard, alors que Walker Merryman, porte-parole principal du Tobacco Institute (contrôlé par les cinq mêmes cigarettiers) est venu témoigner au Minnesota. Lui aussi sous serment, M. Merryman a affirmé qu’il ne croyait pas que ses patrons aient « témoigné que la nicotine crée une dépendance ». D’après le très sérieux Los Angeles Times, le témoignage de M. Merryman aurait « stupéfié » les journalistes qui assistaient au procès, qui n’en croyaient pas leurs oreilles.

Un autre aspect du témoignage des pdg a eu des résultats plus concrets. En commission parlementaire, ils ont promis de divulguer la grande majorité des quelque 33 millions de pages de documents internes remis sous sceau au procureur général du Minnesota dans le cadre du procès à St-Paul. Un petit nombre de ces documents ont effectivement été rendus publics, le 27 février, sur un nouveau site Internet de l’industrie qui fait la promotion de l’entente globale. La poursuite au Minnesota a traité cette publication d’opération de relations publiques.

On parle de plus en plus à Washington d’une loi fédérale sur le contrôle du tabac qui serait strictement unilatérale, c’est-à-dire qui ne dépendrait pas de l’accord des cigarettiers et qui ne leur donnerait aucune protection contre les recours collectifs. Plusieurs propositions de hausses de taxes circulent aussi parmi les parlementaires, dont plusieurs auraient l’effet de rapprocher le prix des cigarettes américaines de la moyenne européenne.

Mais dans le monde très particulier de la politique américaine, où le sujet de l’heure peut être balayé d’une minute à l’autre par les derniers potins sur la vie personnelle de Bill Clinton, rien n’est encore joué. Un règlement hors cour au Minnesota ou un verdict en faveur de l’industrie pourrait redonner espoir aux lobbyistes de l’industrie.

Francis Thompson