Prochaine étape : des restos sans fumée?
Printemps 2002 - No 40
L’Association des restaurateurs du Québec est déçue. Après de très nombreux échanges avec le ministère de la Santé et une bonne dose de compromis pour arriver à un terrain d’entente, elle ne se sent pas épaulée dans l’application de la Loi sur le tabac.
Depuis le 17 décembre 1999, tous les établissements doivent offrir au moins 60 % de leurs places aux non-fumeurs. Quant aux restaurants ouverts depuis le 17 décembre 2001, ou rénovés en majeure partie, encore rares, ils doivent désormais isoler leur section fumeur par des cloisons allant jusqu’au plafond et la doter d’un système de ventilation indépendant. Cela bien sûr s’ils tiennent à permettre l’usage du tabac.
« Nous comprenons très bien le pourquoi de la loi, puisque nous avons participé à son élaboration, affirme Hans Brouillette, agent d’information de l’association. Mais nos membres se retrouvent assez démunis face à toutes les zones d’ombre qu’elle comporte. »
Cette loi un peu bizarre – instaurer des zones fumeurs et non-fumeurs dans des aires communes -, vire en effet au casse-tête lorsqu’il s’agit de l’appliquer. D’autant plus qu’aucun restaurant n’est construit sur le même mode, ce qui complique encore les choses. Lorsqu’arrive un groupe de dix personnes dont trois fumeurs, dans quelle section aller? Quand un restaurant se divise en deux salles de 50 personnes, faut-il offrir 40 % de places fumeur dans chacune d’elles, ou désigner une salle entièrement fumeur et l’autre nonfumeur? Et que faire dans le cas d’un grand restaurant ayant loué sa propre section fumeur pour une réception privée? Peut-il conserver un espace fumeur pour les autres clients? Autre aspect complexe, les non-fumeurs ne doivent pas avoir à traverser la section fumeur, ni pour se rendre aux toilettes, ni pour passer à la caisse, encore moins pour entrer et sortir. Voilà qui devient particulièrement théorique dans un minuscule restaurant de quartier, tout comme le concept même de sections d’ailleurs…
La fameuse cloison séparant les deux sections doit également être dressée dans les restaurants ayant mené des rénovations « majeures ». Mais la loi n’est pas explicite. Parle-t-on de rénovations d’une valeur de 10 000 $, 20 000 $, 50 000 $? « Nous nous sommes adressés au Service de lutte contre le tabagisme pour avoir l’heure juste sur cette question, et n’avons jamais obtenu la moindre réponse », déplore Hans Brouillette. Info-tabac a également tenté d’en savoir davantage, sans plus de succès. Malgré toutes ces difficultés, les inspecteurs, eux, appliquent la loi. Et la première infraction se solde par une amende de 400 $ pour le propriétaire (505 $ avec les frais administratifs). « Nos membres rapportent des cas de contraventions très ambigus. C’est à se demander s’il n’y va pas de l’interprétation personnelle d’un inspecteur zélé », ajoute l’agent d’information.
Et si on ne fumait plus du tout?
Bien que la protection des non-fumeurs semble aujourd’hui faire l’unanimité, les restaurateurs se retrouvent malgré tout dans une position délicate. « Les fumeurs, comme les non-fumeurs, vont au restaurant pour se détendre. Et nous devons servir toute la clientèle, fait remarquer Hans Brouillette. Même si la proportion de fumeurs a baissé dans la population québécoise, passant de 37 % il y a cinq ans à 26 %, il serait prématuré de passer une loi interdisant totalement la cigarette au restaurant. »
Le directeur du Conseil québécois sur le tabac et la santé, Mario Bujold, est quant à lui d’avis qu’il serait préférable pour tous qu’on n’y fume plus du tout, mais comprend les craintes des restaurateurs. « Aucune étude n’a été assez poussée au Québec pour prouver aux exploitants, de manière convaincante, le risque ou l’absence de risque économique, dit-il. Des résultats convaincants existent, mais ils proviennent d’études réalisées ailleurs, ce qui les rend moins crédibles aux yeux des restaurateurs. Ils démontrent l’absence de risques, ou même l’avantage financier d’une interdiction totale généralisée. »
Les grandes chaînes, plus solides que les propriétaires indépendants, n’ont pas été ébranlées par la loi. Les rôtisseries Saint-Hubert l’ont à peine vu passer. La structure de leurs succursales se prêtait déjà à la division des zones et aucune nouvelle construction n’est prévue pour l’instant. Chez Pacini, ni ouverture ni rénovation prévue non plus, et la proportion des zones fumeurs et non-fumeurs était déjà de 40/60 de toute façon. « Si le restaurant non-fumeur gagnait en popularité, nous envisagerions peut-être de devenir officiellement non-fumeur », pense Isabelle Verdier, directrice marketing de Pacini, qui préfère attendre de voir évoluer la situation avant de songer à dresser des cloisons.
C’est en 2009 qu’il faudra trancher d’après la Loi, moment où les séparations seront obligatoires pour les restaurants de plus de 35 places. « Si d’ici là le gouvernement déclarait les restaurants québécois non-fumeurs, le soupir de soulagement serait général, estime quant à lui Léo M. Israël, vice-président de Cora Déjeuner pour le Québec. Personne ne veut faire le premier pas par peur de la concurrence, mais si l’ensemble de l’industrie était non-fumeur, tout se passerait très bien ». Cora vient d’ailleurs de rencontrer un premier pépin. L’une de ses nouvelles succursales devait ouvrir ses portes au rez-de-chaussée d’un immeuble de dix étages, à Montréal. Or, faire passer jusqu’au toit un deuxième système de ventilation aurait coûté une fortune, sans compter les complications techniques. « Ce n’est pas facile de retomber sur ses pieds en restauration. Un mauvais emplacement peut réduire le potentiel de vente », explique M. Israël, visiblement embêté.
Michael Prontzos, propriétaire de L’Elixor, à Laval, estime l’avoir échappé belle. Comme il a entrepris la construction de son commerce à l’été 2001, il croit ne pas avoir à se conformer à la loi, même si le restaurant n’est ouvert que depuis février 2002. Il aurait été impensable pour lui de diviser les zones fumeur et non-fumeur par une cloison. « En plus d’être laid, ce serait ridicule. Ce n’est pas un aquarium ici, c’est un restaurant!, s’écrie-t-il, indigné à cette idée. Je préfèrerais largement tenir un restaurant non-fumeur. J’ai peur de prendre ce risque, c’est vrai, mais je le ferais si j’étais obligé. C’est la seule solution viable. À Boston ou à San Francisco, les clients qui veulent en griller une sortent quelques instants à l’extérieur, ce n’est pas bien compliqué ».
Ottawa : un exemple
Effectivement, ce ne serait peut-être pas si terrible. Depuis le 1er août 2001, plus personne ne fume dans les restaurants de la tranquille ville d’Ottawa. Et les choses se déroulent sans heurts. « Il n’y a qu’une minorité de propriétaires de bars qui se plaignent d’une baisse de clientèle. La ville était mûre pour cette loi, pense Francis Thompson, de l’Association pour les droits des non-fumeurs. Son application se situe dans le prolongement de l’état d’esprit de la population. Partout où je suis allé, la loi était respectée. » Travaillant lui-même dans la capitale, il se demande même pourquoi les gens ont si longtemps toléré la fumée. « En six mois, un changement radical s’est opéré. Quand je vais à Montréal, c’est vraiment une surprise d’entrer dans un restaurant et d’y voir des fumeurs. C’est presque déplacé! », dit-t-il. Il ajoute, confiant : « Je crois que le Québec en viendra à la même conclusion. Le pourcentage de fumeurs baisse rapidement : c’est une question de temps ».
Après avoir cru que la loi antitabac serait inapplicable dans les bureaux, nombreux seront surpris de constater qu’une interdiction totale de fumer au restaurant pourrait passer assez facilement elle aussi. Qui sait?
Le Droit enquête
Intrigué, comme nous, des conséquences de l’entrée en vigueur de l’étape du 17 décembre 2001, qui impose aux nouveaux restaurants le cloisonnement de leurs sections fumeurs (s’ils tiennent à en offrir une), le quotidien Le Droit a mené une enquête à Gatineau. Titré « Les restaurateurs font fi de la Loi sur le tabac » et publié le 11 mai, le reportage de Sylvain Larocque révèle qu’aucun des quatre restaurants, ouverts depuis peu, ne respecte les dispositions de la loi. Un nouveau tenancier a expliqué qu’il n’avait pas fait de rénovations majeures au local, et qu’il n’était donc pas assujetti à la loi. Un autre s’en remettait au siège social de Montréal.
Le troisième pensait aussi être exempté car son entreprise avait été incorporée avant le 17 décembre! Enfin, le quatrième restaurateur « songe » à installer des panneaux de verre. Le journaliste a appris du Service de lutte contre le tabagisme qu’aucun restaurant n’avait encore reçu d’avis d’infraction pour omission de cloisons ou de système d’aération indépendant. Ce Service accepte les plaintes du public au 1 877 416-8222.
Denis Côté
Emmanuelle Tassé