Loi québécoise : l’urgence d’agir

Bécancour. Buckingham. Candiac. Lachute. L’Assomption. Pincourt. Roberval. Saint-Charles-Borromée. Saint-Lazare. Shawinigan-Sud. Vanier. Quel point ces municipalités québécoises ont-elles en commun? Tout simplement le fait d’avoir une population totale de 10 000 à 12 000 habitants. C’est-à-dire une population aussi importante que… le nombre de victimes que fait le tabagisme au Québec à chaque année.

À chaque année, donc, c’est comme si on rayait une ville comme Roberval de la carte, mais une victime à la fois : une cancéreuse de la Côte-Nord qui meurt après deux ans de maladie et de traitements, un travailleur en Beauce terrassé par une crise cardiaque, une grand-mère en Abitibi-Témiscamingue emportée par un emphysème qui lui a gâché les derniers 10 ans de sa vie… 10 000 à 12 000 histoires individuelles, plus accablantes les unes que les autres, et qui auraient toutes pu être évitées si les victimes n’avaient jamais commencé à fumer.

C’est sans parler des centaines de victimes parmi les non-fumeurs exposés à la fumée de tabac dans l’environnement à la maison ou au travail.

En même temps, près de nos écoles et parfois même dans nos écoles, on recrute les victimes du 21e siècle : le pourcentage de fumeurs atteint maintenant 38 % chez nos jeunes au secondaire, soit le double du chiffre enregistré en 1991.

Que fait notre gouvernement face à cette hécatombe? Pourquoi hésite-t-il tant à déposer son projet de loi, pourtant fin prêt depuis des mois? Peut-être parce qu’il ne veut pas se lancer dans un débat qui ne respecte pas les clivages politiques habituels. Sans doute aussi parce que le ministre Jean Rochon n’a pas une cote de popularité à tout casser et que l’effet Charest est venu bousculer le calendrier électoral du PQ.

Pourtant, le projet de loi qu’aimerait bien présenter le ministre Rochon n’est pas de nature à heurter les sensibilités de l’électorat. Depuis le temps qu’on en parle, les mentalités ont beaucoup évolué au Québec; la nouvelle loi viendrait tout simplement consacrer cette évolution et uniformiser ses résultats.

Il ne reste plus que 10 % des Québécois qui favorisent le statu quo en matière d’usage du tabac en milieu de travail, indique un récent sondage CROP-La Presse-TVA. 56 % optent pour des fumoirs ventilés en plus des 31 % qui plaident pour une interdiction complète. Pour ce qui est des restaurants, 66 % des Québécois (dont 50 % des fumeurs) veulent y interdire la cigarette en dehors de sections fumeurs fermées à ventilation séparée.

La « tolérance » québécoise par rapport aux méfaits de la FTE, évoquée il y a à peine deux ans par certains chroniqueurs alors qu’on se moquait allègrement des règlements antitabac adoptés à Toronto, n’existe plus que dans la tête de quelques irréductibles. Et on peut supposer que la tolérance face à la vente du tabac aux mineurs est encore moins grande.

Nous sommes donc dans une situation curieuse : le gouvernement n’a même plus besoin de courage politique pour agir; il a un beau projet de loi en main; il a déjà annoncé la mise sur pied d’un fonds de compensation pour les commandites des cigarettiers; néanmoins, il n’arrive pas à passer à l’action.

Le rôle de l’industrie

Il est assez instructif de comparer cette valse-hésitation face au tabagisme avec les réactions sociales et politiques qu’ont engendrées d’autres fléaux, tels le SIDA et le suicide.

En 1995, le SIDA a coûté la vie à 586 Québécois, avec tendance à la baisse. Malgré son association avec certains comportements jugés marginaux – relations homosexuelles, usage de drogues intraveineuses, etc. – cette terrible maladie a donné lieu à une belle mobilisation collective, au point que le port du ruban rouge est devenu quasi obligatoire pour nos politiciens.

Le suicide a fait 1 442 victimes au Québec en 1995. On en parle surtout lors de drames collectifs, des vagues de suicides qui touchent parfois nos écoles. La prévention est difficile à organiser, mais la population est très consciente du problème, qui figure sans doute parmi ses premières préoccupations sociales. On n’a pas encore vu de chroniqueur affirmer que le gouvernement allait « trop loin » dans ses mesures de prévention du suicide.

Reste le tabac, plus importante cause (et de loin!) de décès évitables au Québec, loin devant les accidents routiers (809 décès en 1995) ou l’alcool (quelque 1 600 victimes par année, y compris une partie des victimes des accidents de la route). Dans le discours médiatique, le tabac est surtout présenté comme irritant social qui complique les rapports entre fumeurs et non-fumeurs. Est-ce son omniprésence qui fait oublier qu’il contient de la nicotine, une drogue qui rend aussi dépendant que la cocaïne, et des centaines de composés chimiques toxiques?

Malheureusement, il y a une autre explication. Il existe une industrie, l’industrie du tabac, dont la survie à long terme dépend entièrement de sa capacité à recruter de nouveaux « nicotinomanes » parmi nos adolescents. (Très rares sont les gens qui commencent à fumer à l’âge adulte.)

C’est une structure particulière au tabac et qui explique une bonne partie du problème. Dans le cas de l’ivresse au volant, les brasseries et les distillateurs ont compris depuis longtemps qu’ils avaient tout intérêt à lutter contre le phénomène, et même de promouvoir la modération. Car l’alcoolisme ne touche qu’un petit pourcentage des consommateurs d’alcool, et la conduite avec facultés affaiblies n’est pas essentielle au chiffre d’affaires de Molson.

Les cigarettiers, pour leur part, ne peuvent prendre de virage social : ils sont condamnés à un comportement antisocial du fait que leur chiffre d’affaires provient presque exclusivement de ventes à une clientèle dépendante, accrochée en grande majorité depuis l’adolescence.

Par conséquent, ils s’achètent des amis pour cacher leur vraie nature – auprès des organisateurs de festivals et de courses automobiles, auprès de certains chercheurs qui manquent d’éthique professionnelle et auprès de politiciens, là où les dons corporatifs sont permis. Ils font de la désinformation. Ils parlent de tolérance, de compromis, de codes volontaires et de choix adultes, alors que leurs « clients » sont en fait leurs victimes.

Nos gouvernements, toujours à la recherche d’arbitrages entre intérêts contradictoires, tombent souvent dans le piège d’y croire un peu. Il ne faut pas que ce soit le cas pour le dossier du tabac au Québec, en 1998. Le moment est venu de choisir son camp : la protection de la santé de nos concitoyens, ou la compromission avec les marchands de la mort.

Le dépôt du projet de loi doit se faire dans les plus brefs délais.

Francis Thompson