Ottawa et Québec multiplient les sommes allouées aux programmes antitabac

Début d’avril, les fumeurs de cinq provinces canadiennes ont eu droit à une majoration de 4 $ de la taxation combinée, fédérale et provinciale, sur les cartouches de cigarettes, soit 50 cents par paquet de 25 cigarettes.

Il s’agit des provinces qui avaient le plus réduit leurs taxes en 1994 afin d’endiguer la contrebande : le Québec, l’Ontario, le Nouveau-Brunswick, l’Île-du-Prince-Édouard et la Nouvelle-Écosse. Au Québec, le coût des cigarettes est maintenant d’environ 5,25 $ le paquet de 25, en incluant la TPS et les quatre hausses de prix imposées par les fabricants depuis à peine un an.

Lors d’une brève conférence de presse à Ottawa le jeudi 5 avril en après-midi, les ministres fédéraux des Finances et de la Santé, Paul Martin et Allan Rock, flanqués de leur collègue solliciteur général, Lawrence MacAulay, ont conjointement annoncé des hausses de taxes, un train de mesures pour combattre la contrebande et la multiplication par cinq du budget fédéral de lutte antitabac. Quelques minutes plus tard, la ministre québécoise des Finances, Pauline Marois, et la ministre déléguée à la Santé et aux Services sociaux, Agnès Maltais, ont émis des communiqués présentant des points de vue provinciaux complémentaires. Le bureau de madame Marois a notamment rappelé qu’il s’agissait de la plus importante hausse de taxes depuis 1992.

Faible taxation au Québec et en Ontario

Avec cette annonce, le gouvernement fédéral efface la disparité entre les provinces de sa propre taxation du tabac, qui durait depuis sept ans. En effet, de 1994 à 2001, le quart des fumeurs canadiens, habitant surtout à l’ouest du pays, écopaient d’une plus haute taxation fédérale que leurs vis-à-vis de l’est. La dernière hausse uniformise la taxation fédérale à 10,85 $ la cartouche. C’est toujours l’Ontario de Mike Harris qui affiche la plus basse taxation provinciale, à 10 $ la cartouche, talonnée de près par le Québec (de Bernard Landry), à 10,60 $. La contrebande des cigarettes ne semble pas menaçante par voie maritime, car Terre-Neuve et la Colombie-Britannique ont la taxation provinciale la plus forte, de 27,20 et 23,30 $. Un paquet de 25 cigarettes coûte près de 7 $ à Vancouver.

Ces hausses sont encore loin de rattraper les taux de janvier 1994, surtout en tenant compte de l’inflation. Le ministre Martin a clairement mentionné que les gouvernements établissaient une stratégie vigoureuse en vue de majorations prochaines. « Ces augmentations font partie d’une nouvelle structure de la taxe sur le tabac qui est mise en place afin de réduire le tabagisme et de décourager la contrebande. De plus, elles devraient nous permettre de hausser davantage les taxes à l’avenir », a déclaré Paul Martin.

En réponse à ces annonces, les groupes antitabac, bien que généralement satisfaits, ont aussitôt réclamé de nouvelles augmentations, à la fois de la taxation et des budgets voués à leur cause. « Cette hausse de taxes représente un progrès significatif dans la lutte contre le tabagisme, particulièrement en ce qui concerne la prévention chez les jeunes, a commenté Louis Gauvin, coordonnateur de la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac. Rappelons cependant qu’il reste encore bien du chemin à parcourir avant de retrouver les niveaux de taxation de 1994. Le prix des cigarettes, tant au Québec qu’en Ontario, demeure le moins élevé en Amérique du Nord. »

Compte tenu des disparités entre les provinces, la prochaine majoration devrait normalement venir unilatéralement de Québec et de Toronto, chez qui une fenêtre de taxation exclusive est maintenant toute grande ouverte. Pour simplement rejoindre les taux les plus bas des provinces maritimes, le Québec et l’Ontario devraient hausser leurs taxes d’un autre 5 $ la cartouche. Ottawa ne pourrait certes pas blâmer ces deux provinces populeuses de se rapprocher de leurs voisines et de combattre la contrebande interprovinciale.

Les annonces du 5 avril, livrées précipitamment, comportaient une foule de mesures très importantes et très pertinentes que les grands médias n’ont pas pu rapporter avec précision. Certains bulletins télévisés se sont contentés de suggérer aux fumeurs de faire provision de cigarettes avant minuit, moment où le prix des cartouches monterait de 4,28 $ (incluant la TPS). Or, en parallèle avec ces majorations, les gouvernements du Canada et du Québec remanient leurs structures de taxation et accroissent de manière significative leurs investissements contre le tabagisme.

480 millions $ à Santé Canada

Du côté fédéral, Santé Canada injectera plus de 480 millions $ au cours des cinq prochaines années dans une stratégie intégrée et soutenue de lutte contre le tabagisme. De cette somme, environ 210 millions $ seront affectés à des campagnes antitabac dans les médias. Visant surtout les jeunes et d’autres groupes à risque élevé, ces campagnes seront menées en collaboration avec des organisations non gouvernementales. Le communiqué ne précise pas si les francophones constituent toujours un groupe à risque élevé.

« L’expérience montre que, pour être efficace, une approche antitabac doit être globale, intégrée et soutenue et qu’elle doit s’appuyer sur des campagnes-médias continues et hautement visibles. La nouvelle stratégie comporte tous ces éléments, de même que des méthodes d’évaluation et des objectifs clairs et réalisables », indique le document de Santé Canada. Les objectifs nationaux sont toutefois assez modestes. Le gouvernement souhaite, d’ici dix ans, réduire de 25 à 20 % la proportion de fumeurs, abaisser de 30 % le nombre de cigarettes fumées au pays, et augmenter de 69 à 80 % la quantité de détaillants qui refusent de vendre du tabac aux mineurs.

Quatre champs d’intervention

Santé Canada se propose de renforcer les activités des quatre champs de sa stratégie antitabac : la protection, la prévention, la cessation et la réduction des méfaits. Concernant la protection, de la recherche sera effectuée « pour appuyer tout nouveau programme ou projet de règlement »; on peut prévoir qu’Ottawa reviendra à la charge sur l’étalage des cigarettes, l’interdiction des appellations trompeuses (comme les cigarettes légères) ou l’instauration des emballages neutres. Le ministère fédéral offrira également son expertise aux municipalités pour faciliter l’implantation de règlements antitabac.

Du côté de la prévention, c’est-à-dire éviter que les enfants ne commencent à fumer, Santé Canada collaborera avec le ministère des Finances au maintien d’une taxation dissuasive et établira des partenariats avec les provinces, les ONG et les communautés. Concernant la cessation, Ottawa prendra des mesures « pour répondre au besoin de normes nationales, y compris d’outils et de lignes directrices pour la pratique clinique, afin d’amener les professionnels de la santé à promouvoir le renoncement au tabac ».

Un champ novateur de la stratégie canadienne réside dans la réduction des méfaits. « Nous travaillerons en collaboration avec les États-Unis et d’autres pays pour que tout changement éventuel aux produits ait seulement des effets positifs sur la santé des fumeurs et des personnes exposées à la fumée de tabac », explique Santé Canada. Le gouvernement étudiera donc les implications d’éventuelles alternatives aux cigarettes traditionnelles. On peut penser à d’autres manières d’administrer la nicotine, aux cigarettes sans fumée ou à la réduction graduelle des produits toxiques dans l’ensemble de la production.

Plusieurs intervenants furent étonnés, parfois scandalisés, que Santé Canada vienne de remplacer discrètement, à titre de quatrième champ d’intervention, la « dénormalisation » par cette « réduction des méfaits ». Des fonctionnaires à Ottawa ont expliqué que le questionnement du tabagisme ou de l’industrie pourra toutefois s’insérer dans les trois autres champs.

55 millions $ pour éviter la contrebande

Quatre autres organismes fédéraux obtiennent des fonds accrus pour combattre la contrebande, pour analyser la situation et pour conseiller le gouvernement à propos de nouvelles hausses de taxes. Au cours des cinq prochaines années, l’Agence des douanes et du revenu recevra 32,7 millions $, le ministère de la Justice 9,6 millions $, la GRC 9,5 millions $ et le ministère du Solliciteur général 3,2 millions $, pour un total de 55 millions $.

C’est aussi par des changements majeurs aux structures de taxation que l’on endiguera la contrebande. Les exportations de cigarettes sont maintenant assujetties à une taxe de 10 $ la cartouche jusqu’à concurrence de 1,5 % de la production annuelle d’un fabricant, et de 22 $ la cartouche au-delà de ce seuil. Sur ce premier 1,5 % seulement, des remboursements sont prévus sur présentation d’une preuve de paiement de taxes étrangères. On se souvient que la contrebande, sévissant au début de la dernière décennie, était presque totalement alimentée par les trois fabricants canadiens sous prétexte d’exportations légitimes.

Boutiques hors taxes

De manière à réduire la consommation et la contrebande, les boutiques hors taxes, que l’on trouve surtout dans les principaux aéroports et postes frontaliers, voient leurs cartouches imposées de 10 $. Les cigarettes y sont encore moins chères qu’au pays, puisqu’elles demeurent exemptées de la TPS et des taxes provinciales. En complément, les fumeurs seront bientôt taxés autant en revenant au Canada qu’en le quittant. À compter du 1er octobre prochain, la cartouche qu’ils peuvent ramener légalement au pays, après une absence d’au moins 48 heures, sera aussi taxée de 10 $. Dans les faits, beaucoup de fumeurs préféreront s’abstenir de rapporter des cigarettes pour éviter les complications.

Surtaxe des fabricants

Le gouvernement fédéral a aussi majoré la surtaxe sur les bénéfices des fabricants, qui passe de 40 à 50 % de l’impôt à payer sur le revenu des sociétés. Sans l’avouer, le gouvernement cherche peut-être à limiter un peu la gourmandise des trois grands fabricants, lesquels tirent de gros profits redevables à l’absence de concurrence sur les prix. « Ils sont capables de payer », a répondu sèchement le ministre des Finances à un journaliste qui l’interrogeait sur l’équité de cette mesure. Bien qu’étant « capables de payer », ces trois fabricants ont déjà, fin avril, discrètement refilé l’ensemble de cette surtaxe aux fumeurs, l’assimilant aux autres taxes.

D’un océan à l’autre, le fédéral a également accru de 1 $ sa taxation sur les paquets de 200 grammes de tabac haché ou sur les cartouches de bâtonnets de tabac. Les bâtonnets, apparus sur le marché depuis quelques années, constituaient une manoeuvre de l’industrie pour contourner la taxation. Il s’agit de cigarettes dont le fumeur complète la fabrication en un tournemain, par exemple en ajoutant un cylindre de papier au filtre.

Pour sa part, le gouvernement québécois a mis une fin abrupte à sa faible taxation de tous les produits non finis. Optant clairement pour la réduction du tabagisme, autant chez les jeunes que chez les personnes à faibles revenus, le ministère des Finances de madame Marois vient d’accroître de 393 % (!) la taxation du tabac en feuille, de 146 % celle du tabac haché et de 52 % celle des bâtonnets de tabac. Tous ces produits rejoignent le taux de taxation provincial de la cartouche finie, soit 10,60 $ pour 200 cigarettes. De son côté, le gouvernement canadien taxe maintenant ces trois produits à la hauteur de 0,31 $, 6,80 $ et de 7,60 $ pour l’équivalent de 200 cigarettes.

Budget doublé à Québec

En complément de la hausse des taxes, le gouvernement du Québec a lui aussi accru substantiellement son budget de lutte antitabac, lequel passera de 10 à 20 millions $ par année. Compte tenu que cinq de ces millions servent annuellement au remboursement des aides pharmaceutiques, le budget restant est triplé, passant de 5 à 15 millions $. Cette majoration a de quoi plaire au Service de lutte contre le tabagisme du MSSSQ et aux organismes québécois concernés. « Vingt millions $, c’est le plus important montant que le gouvernement ait jamais investi dans la lutte contre le tabac. C’est très significatif. Nous saluons la ministre des Finances, madame Pauline Marois, ainsi que sa collègue responsable du tabac, madame Agnès Maltais, pour avoir posé des gestes qui sont cohérents avec la gravité de ce problème de santé publique », commente la Coalition québécoise.

Pour sa part, le Conseil québécois sur le tabac et la santé considère que les gouvernements devront toutefois continuer à accroître leurs budgets antitabac. « Nous félicitons le gouvernement du Québec de son engagement à consacrer plus de ressources à la réduction du tabagisme, déclare son directeur Mario Bujold. Il est cependant important de rappeler que, selon les études scientifiques consultées, d’autres investissements seront encore nécessaires pour financer adéquatement la lutte contre le tabac. »

La Gang allumée

Des 10 millions $ ajoutés au budget annuel québécois, 2,7 millions $ iront à la prévention, 2,7 millions $ à la cessation, 1,5 million $ à l’application de la Loi sur le tabac et 3,1 millions $ à la recherche, à l’évaluation et à d’autres activités. Dans le cadre de la prévention, le ministère entend renforcer la campagne sociétale et les activités régionales de la Gang allumée. Il financera aussi, sur une plus grande échelle, la tournée du spectacle In-Vivo, conçu pour les étudiants du secondaire.

Au volet de l’abandon du tabac, la ministre Maltais compte réorganiser les services de soutien pour les rendre plus accessibles, et ce dans toutes les régions du Québec. Les CLSC seront mis à contribution dans cette opération. D’autre part, en appui à la Loi sur le tabac, le nombre d’inspecteurs passera de 15 à 27, en conséquence de la hausse du nombre de plaintes.

Le communiqué du ministère décrit ainsi la pertinence des sommes allouées à la recherche : « Enfin, une nouvelle somme de 3,1 millions $ sera affectée à différentes autres activités. “Pour agir judicieusement, il faut comprendre. C’est pourquoi je tiens à ce que nous puissions étudier de façon approfondie l’évolution de la problématique du tabagisme au Québec, a déclaré la ministre. Il faut aussi que nous menions des recherches à caractère médical, social ou juridique.” »

De plus, Québec injectera 3 millions $ à d’autres ministères provinciaux afin de combattre la contrebande du tabac. Il reste à espérer que les deux paliers gouvernementaux pourront se concerter sur la manière d’investir efficacement ces nouveaux millions, sans financer des recherches dont les résultats sont déjà disponibles, ou des programmes qui feraient double emploi.

Denis Côté