Moins de 5 % de fumeurs d’ici 2035?

Depuis 2018, le gouvernement canadien vise officiellement à atteindre un taux de prévalence du tabagisme de moins de 5 % d’ici 2035. Toutefois, les rapports du cabinet Tobacco Endgame et de l’Unité de recherche sur le tabac de l’Ontario (URTO) démontrent que, pour atteindre cet objectif, les gouvernements fédéral et provinciaux doivent envisager des mesures plus audacieuses et accélérer le pas.

Les cibles ambitieuses de réduction du tabagisme sont venues de pays tels que la Finlande, la Nouvelle-Zélande et l’Écosse. Depuis, l’idée gagne en popularité, le Royaume-Uni venant d’annoncer son intention d’abolir le tabac combustible sur son territoire d’ici 2030. Au Canada, c’est lors du premier sommet endgame sur le tabac, en octobre 2016, que plus de 80 chercheurs, groupes de lutte contre le tabagisme, professionnels de la santé et représentants politiques se sont fixé l’ambitieux objectif d’atteindre un taux de tabagisme inférieur à 5 % d’ici 2035. À l’époque, une quarantaine de mesures ont été discutées, incluant l’emballage neutre et normalisé, l’âge d’achat légal fixé à 21 ans, l’interdiction des arômes dans les produits du tabac, voire des amendes pour les cigarettiers qui n’atteignent pas les objectifs de diminution du tabagisme ou un moratoire sur les nouveaux produits du tabac (voir encadré : Qu’est-ce que l’endgame?).

Près de deux ans plus tard, en mai 2018, le gouvernement canadien donnait suite à ces réflexions en se portant garant de l’objectif « moins de 5 pour ‘35 ».  Qu’a-t-il fait en ce sens depuis? Des mesures ont-elles été mises en place? Si oui, lesquelles? Sinon, quelles démarches devraient être entreprises? L’objectif est-il atteignable? Des questions fort importantes sur lesquelles deux rapports, l’un publié par le cabinet Tobacco Endgame et l’autre par l’URTO, font la lumière.

Le rapport du cabinet Tobacco Endgame : le Canada traîne de la patte

Réalisé par un groupe d’experts en matière de santé et de lutte contre le tabagisme, le rapport du cabinet Tobacco Endgame présente des conclusions sans équivoque : le Canada n’atteindra jamais l’objectif de 5 % de fumeurs d’ici 2035 s’il s’en tient à de bonnes intentions sans obtenir l’appui des autres paliers de gouvernement. Certes, certaines initiatives doivent être applaudies. Ainsi, le 1er mai 2019, le Canada adoptait le règlement final sur l’emballage neutre des produits du tabac, qui prévoit notamment l’utilisation obligatoire de paquets de couleur brune avec tiroir et coulisse. Également, en date du 19 novembre 2018, l’interdiction du menthol s’est étendue à tous les produits du tabac (sauf aux cigarettes électroniques). Mais pour le reste, il n’y a pas eu de développements.

Conséquemment, les experts sont formels : le Canada et les provinces ne progressent pas assez rapidement en ce qui concerne de nombreux enjeux. Il importe donc que plusieurs mesures stratégiques « d’échec au tabac » soient mises en place, et ce, dès maintenant. Parmi celles-ci, notons une réglementation plus sévère concernant la cigarette électronique ainsi qu’une multiplication des lieux sans fumée. En effet, bien que les gouvernements provinciaux aient instauré une interdiction de fumer dans plusieurs lieux, plusieurs autres endroits sans fumée peuvent être créés, comme les logements sociaux et les terrains des hôpitaux, des universités et des collèges. Qui plus est, pour ce qui est des cigarettes électroniques, la hausse de leur popularité chez les jeunes souligne l’urgence d’adopter des mesures qui en préviennent l’utilisation. À ce propos, le rapport suggère de réglementer la publicité et la promotion des produits de vapotage, ainsi que de restreindre l’accessibilité de ceux-ci à des magasins spécialisés réservés aux adultes.

Qu’est-ce que l’endgame?

Apparue dans les années 1990, la stratégie endgame vise à instaurer des mesures de lutte contre le tabagisme plus radicales, c’est-à-dire qui vont à la racine du problème en cherchant à ébranler le modèle d’affaire des cigarettiers. Cela peut vouloir dire exiger que les manufacturiers des produits du tabac se transforment en organismes sans but lucratif dont le mandat est de réduire le tabagisme, par exemple, ou réduire le taux de nicotine des produits du tabac afin que ceux-ci n’engendrent pas de dépendance.

Au fil des années, la notion d’endgame s’est diluée : certains l’associent à des mesures de lutte contre le tabagisme plus conventionnelles, comme l’identification et le traitement systématique des fumeurs par les systèmes de santé ou la hausse des taxes sur les produits du tabac. Pour d’autres, l’endgame est simplement la volonté d’en finir avec le tabagisme. Pour y arriver, il faudra toutefois probablement adopter des mesures véritablement perturbatrices, c’est-à-dire qui s’inspirent de l’idée originale de l’endgame.

Anick Labelle

Le Québec en avance

Au Québec, la Loi concernant la lutte contre le tabagisme intègre déjà en grande partie ces mesures. Par exemple, la Loi a obligé les établissements de santé québécois à adopter une politique d’environnement sans fumée, mais ce sont les établissements eux-mêmes qui ont décidé si cette politique se traduirait par un environnement 100 % sans fumée, et à partir de quand. Également, bien qu’aucun gouvernement n’ait interdit totalement la publicité et la promotion de la cigarette électronique, il existe des restrictions partielles au Québec, où les publicités sont seulement permises dans les boutiques spécialisées et les publications imprimées s’adressant principalement à un lectorat adulte, ce qui interdit de fait les publicités diffusées à la télévision et sur les réseaux sociaux canadiens.

Le rapport de l’URTO : simuler pour stimuler l’action

Pour sa part, le rapport de l’URTO offre une simulation permettant d’observer les effets de l’instauration de cinq mesures, dont l’emballage neutre, des services gratuits d’abandon du tabac, la baisse de l’accessibilité aux produits du tabac, la hausse des taxes sur le tabac et l’âge d’achat légal à 21 ans. Les auteurs de la simulation ont pris comme point de référence un taux de tabagisme de 15,5 % en 2018, c’est-à-dire un taux proche de celui de l’Enquête sur la santé dans les collectivités canadiennes (15,8 %). Ensuite, ils ont projeté que si le statu quo se maintenait, la prévalence du tabagisme diminuerait à 12,9 % d’ici 2035, tandis que si les mesures étaient adoptées de manière simultanée, le taux de tabagisme passerait à environ 8,5 %… permettant alors de se rapprocher davantage de l’objectif de moins de 5 % (sans toutefois l’atteindre, malheureusement).

Ainsi, selon Robert Schwartz, Ph. D., directeur général de l’URTO et coauteur des deux rapports, bien qu’il faille interpréter les projections présentées par l’URTO avec prudence, ces dernières démontrent clairement que, sans l’adoption de mesures additionnelles, audacieuses et transformatrices, le Canada restera loin de l’objectif « moins de 5 pour ’35 ». C’est pourquoi l’expert poursuit en disant : « Il importe que les partisans de l’endgame poussent les décideurs politiques, les fonctionnaires et le grand public à agir. Sinon, tout cela risque de rester uniquement symbolique. D’ailleurs, le cabinet a l’intention de publier ce type de rapport chaque année, comme une sorte de fiche de rendement sur les progrès réalisés. » (notre traduction)

D’après Robert Schwartz, les mesures déjà mentionnées sont suffisantes (si elles sont appliquées, bien sûr!), « quoiqu’il serait également intéressant, confie-t-il à Info-tabac, de réduire progressivement l’offre des produits du tabac, jusqu’à en interdire totalement la vente dans cinq ans, et ce, tout en permettant aux fumeurs adultes d’accéder aux cigarettes électroniques. » (notre traduction)

L’endgame : un jeu final à prendre au sérieux

À la lumière de ces deux rapports, il semble donc évident que les groupes de santé et de lutte contre le tabagisme doivent maintenir la pression  sur les gouvernements pour que ces derniers passent non seulement de la parole aux actes, mais qu’ils agissent plus rapidement et efficacement, en priorisant les mesures les plus audacieuses. Après tout, l’objectif de faire passer le pourcentage des consommateurs de tabac canadiens sous la barre des 5 % d’ici 2035 ne doit pas devenir une statistique permettant au gouvernement canadien de se pavaner devant le reste du monde : il s’agit ici de prévenir la dépendance au tabac combustible et de sauver des vies.

Catherine Courchesne