Marchands de tabac : vendre une image avant tout
Juillet-Août 2013 - No 97
Les publicités sur les produits du tabac sont uniques, notamment parce qu’elles vantent un produit dont la plupart des usagers… veulent se débarrasser! Leur recette : des images qui créent de fausses impressions et évitent toute réflexion.
Que ce soit par sa forme, son goût ou ses effets, il n’y a rien qui ressemble plus à une cigarette qu’une autre cigarette. Pour se distinguer, les cigarettiers ont tordu le cou à la réalité en associant chacune de leur marque à un imaginaire et à un style de vie qui n’a rien à voir avec le tabac.
C’est en essence ce qu’a expliqué Richard Pollay pendant quatre jours au juge Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec dans le cadre des recours collectifs. Ce procès oppose 1,8 million de fumeurs et d’ex-fumeurs québécois et leurs héritiers à trois cigarettiers canadiens : Imperial Tobacco Limitée (ITL), JTI-Macdonald et Rothmans, Benson & Hedges.
Professeur émérite de marketing à l’university of British Columbia, M. Pollay est un expert mondial du marketing du tabac. Le gouvernement canadien avait d’ailleurs fait appel à lui en 2002 pour défendre, devant le juge Denis, la constitutionnalité de sa deuxième Loi sur le tabac. Le juge l’avait alors qualifié d’« encyclopédie vivante de la publicité sur le tabac ».
Rassurer le fumeur
Richard Pollay a éclairé bien des aspects entourant le marketing du tabac. Il a d’abord expliqué que le tabac est un produit bien particulier puisque la plupart des fumeurs sont des clients réticents. En effet, depuis le début des années 1980, voire la fin des années 1970, le grand public soupçonne le tabac de nuire à la santé tandis que la majorité de ceux qui fument aimeraient arrêter. une grosse part de la publicité des cigarettiers visait donc à rassurer leurs clients.
Soyons clairs : selon Richard Pollay, les compagnies de tabac ne souhaitaient pas concevoir un produit moins dangereux, mais seulement donner l’impression qu’un tel produit existait. Par exemple, selon lui, les cigarettes légères tenaient plus du marketing que de l’innovation technologique. Les cigarettes « légères » et « douces » ont « distrait les consommateurs des données sur le goudron et la nicotine », a-t-il dit à la cour. Les cigarettiers ont eu la partie d’autant plus facile que les gens voulaient croire que les produits « légers » étaient plus sécuritaires.
Les cigarettiers ont aussi rassuré les fumeurs en les flattant, a soutenu le professeur Pollay. Par exemple, en leur suggérant « qu’ils font partie des gens intelligents […] sophistiqués […] ou audacieux […] s’ils fument […] ou que cette marque est celle que choisissent les fumeurs intelligents », a-t-il expliqué au juge.
Un univers de fausses impressions
Rendre un produit désirable lorsque la majorité de ses utilisateurs souhaite s’en débarrasser n’est pas une mince affaire. Pour y arriver, les cigarettiers ont utilisé des techniques de marketing modernes et fait preuve d’une grande créativité. Par exemple, vendre leur produit sans le montrer! « Les fumeurs ont essentiellement disparu des publicités pour le tabac au cours des 30 dernières années, a remarqué Richard Pollay lors de son témoignage. On n’y voit pas plus de cendriers [ni de fumée], parce qu’ils rappellent les aspects sales du tabagisme. » Souvent, les slogans des cigarettiers sont tout aussi peu informatifs : le fameux « Un goût à ta mesure » de la marque Players’ ne dit pas grand-chose sur le goût en question!
Utiliser des images plutôt que du texte est une autre technique pour parler de tabac sans en parler. Cela donne des publicités « senties » dans lesquelles le message demeure implicite et se comprend en un seul coup d’œil, presque inconsciemment, même s’il est farfelu. Ainsi, de nombreuses publicités pour le tabac ont mis en scène des personnes faisant du ski, du vélo ou de la randonnée alors que la cigarette… coupe le souffle! Plusieurs d’entre elles montraient aussi une personne seule en haut d’une montagne pour vendre l’indépendance et l’autonomie, alors que le tabac entraîne… une forte dépendance. Bref, s’ils avaient été écrits en toutes lettres, ces messages n’auraient jamais été pris au sérieux… Mais tout « l’art des publicités de cigarettes est [d’utiliser des images afin] de ne pas provoquer de réflexion […] ou de contre- argumentation », a résumé Richard Pollay devant la cour.
À chaque marque son identité
Les cigarettiers ne se sont pas arrêtés en si bon chemin : ils ont associé chacune de leur marque à un style de vie. C’est pourquoi, même si les marques de cigarettes se ressemblent énormément, chaque fumeur a la sienne. Cette identification à une marque de tabac est d’autant plus importante que les fumeurs sortent leurs cigarettes plusieurs fois par jour, souvent en public. L’image qui se dégage de leur paquet doit donc coller à ce qu’ils sont – et faire oublier, au moins un peu, qu’ils aspirent un produit mortel.
Toutes ces perceptions proviennent du marketing, estime Richard Pollay. « Il n’y a rien d’inhérent à une cigarette qui la rend ‘‘féminine’’ ou ‘‘masculine’’ », illustre-t-il dans le rapport d’expert qu’il a déposé à la cour. La marque Matinée, par exemple, était « féminine » parce qu’elle commanditait des fondations soutenant la mode et mettait en scène des femmes dans ses publicités. La marque du Maurier, de son côté, s’adressait davantage à des consommateurs soucieux de leur statut social : ses publicités montraient « la richesse des fumeurs qui ont ‘‘un rendez-vous avec le goût’’, des chaînes stéréo dernier cri [et] des voitures de sport », note le rapport de Richard Pollay. Bref, chaque marque reflète son propre univers : Export ‘A’ serait viril; Belvedere, sociable et Players’, moderne.
Une stratégie inhabituelle
Les avocats des plaignants ont utilisé une stratégie inhabituelle pour questionner Richard Pollay : ils l’ont interrogé sur les documents déposés en preuve à la cour plutôt que sur son rapport. L’avantage : cela a déstabilisé la défense. « C’est rare qu’un juge accepte ce genre de procédé puisque, en théorie, l’expert a seulement examiné les documents dont il traite dans son rapport », commente Sylvette Guillemard.
Mais dans ce cas-ci, « l’Honorable Brian Riordan a averti les avocats qu’il ne voulait pas d’experts lisant de grandes parties de leurs rapports puisque lui-même les avait déjà lus », explique Mario Bujold, directeur général du Conseil québécois sur le tabac et la santé, corequérant dans un des deux recours.
Un investissement qui rapporte
Bâtir un tel imaginaire prend des années ainsi que beaucoup d’efforts et d’argent. ITL est un cas-type, a expliqué le professeur : à la fin des années 1980, elle se définissait déjà comme une compagnie de marketing et sondait les habitudes d’achat et de consommation de quelque 40 000 fumeurs chaque année. Paradoxalement, ITL et ses concurrents soutiennent que ces études de marché et les campagnes publicitaires qu’elles engendrent ont relativement peu d’impact. En effet, selon eux, le marché du tabac est mature, c’est-à-dire que les firmes y croissent uniquement en s’appropriant les parts de marché de leurs concurrents. En d’autres mots, leurs publicités ne visaient pas à séduire de nouveaux clients – des non-fumeurs, des ex-fumeurs ou des jeunes, par exemple – mais seulement à piquer les clients des autres.
Ce discours est toutefois largement réfuté par les faits. ITL elle-même soutient dans un document daté de 1984 que les ex-fumeurs qui rechutent sont cinq fois plus nombreux que les fumeurs qui changent de marque et représentent « de loin le plus gros mouvement […] du marché ». ITL a aussi soutenu dans
« Saving the Canadian tobacco industry » [Sauver l’industrie canadienne du tabac] qu’elle devait s’intéresser à « 100 % de la population qui a utilisé, utilise ou pourrait utiliser [ses] produits ». Bref, à bien plus de gens que les seuls clients des autres cigarettiers.
Les jeunes, les femmes, les ex- fumeurs : des marchés à développer
Le fait que les marchands de tabac aient conquis de nouvelles clientèles au fil des années met aussi à mal cette hypothèse d’un « marché mature ». Ainsi, l’industrie a développé des cigarettes plus minces afin de séduire le marché féminin. Et, bien qu’elle le nie, elle cible aussi les jeunes. Ainsi, des documents internes de l’industrie montre que celle-ci a formé des focus groups d’adolescents et mené une série de recherches annuelles baptisée Consumer Research Young [Recherche de consommateurs jeunes] qui se penchait sur les 13 à 24 ans.
Les avocats des cigarettiers ne sont évidemment pas resté les bras croisés devant toutes ces allégations. Ils ont cherché à établir que les stratégies publicitaires de leurs clients n’étaient pas uniques à l’industrie du tabac, qu’il s’agisse de recherches sur les consommateurs ou des images de marque. « Ils voulaient peut-être démontrer que leurs clients avaient agi comme toute autre industrie souhaitant vendre un produit, commente Sylvette Guillemard, professeure de droit à l’université Laval. Mais, cela, on ne le saura qu’au moment des plaidoiries. » À suivre.
Anick Labelle
Note : Toutes les citations attribuées à Richard Pollay ont été traduites par Info-tabac.