Le vrai endgame ou le début de la fin de la vente des cigarettes

Panier d'épicerie cigarette interdiction

Envisager la fin de la vente de certains, voire de tous les produits du tabac est-elle une chose possible? Selon un récent article paru dans la revue internationale Tobacco Control, la réponse est oui. Sans l’ombre d’un doute.

Mettre fin à la vente des cigarettes. À première vue, l’idée peut sembler naïve, idéaliste, voire farfelue. Et si au contraire, il était non seulement possible de développer une telle politique, mais qu’il était complètement logique de le faire? Telle est la thèse avancée par les chercheuses Elizabeth Smith et Ruth Malone dans leur article intitulé « An argument for phasing out sales of cigarettes », paru en août 2019 dans la revue réputée Tobacco Control. Une thèse que Ruth Malone a également présentée lors de la Conférence d’Ottawa, en janvier 2020.

Et Ruth Malone n’est pas n’importe qui. Rédactrice en chef de Tobacco Control et professeure émérite au Département de sciences sociales et comportementales de l’Université de Californie, à San Francisco, Mme Malone est internationalement reconnue pour ses recherches sur les dynamiques sociales, politiques et industrielles soutenant l’épidémie du tabagisme. Au cours de la dernière décennie, elle s’est concentrée sur la phase finale (endgame) ou sur la manière de mettre fin à cette épidémie, plutôt que de poursuivre la guerre d’usure contre l’industrie du tabac.

Routh Malone
Pour Ruth Malone, rédactrice en chef de Tobacco Control, il est grand temps de considérer l’interdiction progressive de la vente des cigarettes, le produit de consommation le plus dangereux au monde.
En finir avec la vente du tabac : quand contrôler ne suffit pas

Pour mettre un terme au tabagisme, la professeure Malone suggère qu’il est temps que les territoires avec une faible prévalence tabagique aillent au-delà des mesures de contrôle traditionnelles (interdiction de la publicité, hausses de prix, lieux sans fumée, etc.) et ciblent plutôt le cœur du problème : la vente des cigarettes, soit le produit de consommation le plus meurtrier de l’histoire. Elle soutient qu’une telle politique augmenterait les taux d’arrêt tabagique en supprimant l’une des principales causes de rechute des fumeurs, c’est-à-dire l’omniprésence des cigarettes, encore vendues à presque tous les coins de rue. Après tout, tant qu’il y aura du tabac, il y a un risque que la prévalence tabagique recommence à grimper.

Elle ajoute qu’après 70 ans de recherche démontrant le caractère nocif des cigarettes, il est temps de penser à la vente des cigarettes du point de vue de la protection des consommateurs et des droits de la personne. Cela dit, l’idée de supprimer progressivement la vente des cigarettes soulève des inquiétudes, même parmi les partisans de la santé publique.

Inquiétude no 1 : La riposte de l’industrie du tabac

Bien que certaines compagnies de tabac affirment vouloir « assainir » leur industrie avec des produits sans fumée, elles continuent de promouvoir les cigarettes. Leur argument? Les consommateurs ont le « droit » de fumer. Cela dit, la proposition de Malone ne vise pas à restreindre l’utilisation individuelle des cigarettes, mais le « droit » des entreprises à vendre un produit causant de grands préjudices publics. La chercheuse appuie ses propos en rappelant qu’en 1985, l’Organisation des Nations unies a adopté des directives pour la protection des consommateurs, stipulant que les gouvernements sont tenus d’adopter des mesures garantissant la sécurité des produits. Ainsi, de nombreux produits de consommation légaux jugés dangereux ont depuis été retirés du marché (jouets, voitures, médicaments, aliments, etc.). Ayant maintenant de nombreuses preuves que les cigarettes causent des maladies et des décès prématurés, Ruth Malone pose la question : pourquoi les compagnies de tabac peuvent-elles continuer à vendre leurs produits meurtriers?

Inquiétude no 2 : la montée du marché noir

En interdisant la vente des cigarettes, plusieurs craignent le développement d’un marché noir. Cependant, Mme Malone rappelle que les inquiétudes au sujet du commerce illicite sont souvent exagérées par des recherches que l’industrie du tabac finance elle-même! De plus, contrairement à l’expérience américaine de prohibition d’alcool, au début du 20e siècle, c’est seulement la vente de cigarettes qui serait illégale, et non leur possession ou leur utilisation. Et, de toute façon, pour cette experte, les ventes illégales de tabac causeront assurément moins de dommage à la santé publique que le statu quo.

Enfin, pour contrer le marché noir, la chercheuse propose de commencer à supprimer progressivement la vente des cigarettes dans des régions avec une faible prévalence tabagique. En effet, peu de criminels se risqueraient à développer un marché noir dans ces endroits, étant donné que la clientèle fumeuse y est relativement petite et que la distance additionnelle à parcourir pour acheter légalement des cigarettes serait à peine plus grande qu’auparavant. En outre, les cigarettes électroniques ou d’autres produits potentiellement moins nocifs resteraient disponibles.

Inquiétude no 3 : l’opposition du public

Selon Ruth Malone, de nombreux sondages révèlent qu’une bonne part de fumeurs et de non-fumeurs voit d’un bon œil la fin de la vente des cigarettes, même en l’absence de toute campagne publique dans ce sens. Des résultats pouvant s’expliquer par le fait qu’environ 90 % des fumeurs regrettent d’avoir commencé et que 70 % d’entre eux souhaitent arrêter. Non seulement ces pourcentages laissent croire que très peu de fumeurs seraient motivés à se procurer des cigarettes de manière illégale, mais que la réduction graduelle des points de vente des cigarettes pourrait améliorer le taux de succès d’arrêt tabagique. Pourquoi? Parce que les études suggèrent que les fumeurs ressentent davantage l’envie de fumer quand ils s’attendent à pouvoir le faire dans un avenir proche et que ceux vivant près d’un point de vente sont plus susceptibles d’échouer leur tentative de cessation. Ainsi, l’accès facile aux cigarettes s’ajoute à leur caractère toxicomanogène (addictif), rendant l’arrêt tabagique encore plus difficile. Aussi, ceux qui fument actuellement des cigarettes, plutôt que d’autres produits jugés moins dommageables, trouveront probablement ces derniers plus attrayants lorsque les cigarettes ne seront plus vendues aussi largement.

Inquiétude no 4 : la perte des revenus liés à la vente du tabac

Mettre fin à la vente des cigarettes aura des conséquences économiques. Ainsi, cela entraînera des pertes d’emplois dans l’industrie du tabac tandis que les détaillants devront trouver d’autres produits à vendre. Les recettes fiscales sur le tabac disparaîtront aussi progressivement. À cela, Ruth Malone rétorque qu’avec la prévalence tabagique présentement en baisse, les entreprises et les gouvernements doivent déjà planifier cette transition économique. Dans les faits, il est possible de créer d’autres emplois qui ne dépendent pas du tabac et de trouver d’autres sources de revenus. Sans compter que la réduction des coûts de soins de santé reliés au tabagisme permettra de compenser certaines pertes fiscales. Finalement, comme le fait Ruth Malone, on peut se demander s’il est moralement acceptable que la construction de routes et d’écoles dépende de la vente d’un produit mortel.

Les avantages de mettre fin à la vente des cigarettes

Comme le mentionne Mme Malone dans son article, « les politiques de contrôle du tabac les plus innovantes sont toujours perçues comme inapplicables, impossibles et extrêmes avant qu’elles ne définissent les fondements de nouvelles normes » (notre traduction). Or, les études suggèrent que retirer les cigarettes du marché comporterait des avantages, dont la diminution du nombre de fumeurs et des achats de cigarettes. Qui plus est, cela contribuerait à dénormaliser l’industrie du tabac et ses produits. Cette industrie qui a créé une épidémie du tabagisme au siècle dernier avec des cigarettes hautement transformées (engineered), faciles à inhaler et de plus en plus toxicomanogènes (addictives), augmentant de manière dramatique la prévalence des cancers du poumon.

Conclusion

La professeure Malone ne le cache pas : la fin du tabagisme sera un long processus. C’est pourquoi, pour accélérer le pas, elle presse les gouvernements à mettre fin graduellement à la vente des cigarettes. S’il existe plusieurs chemins pour y arriver, l’important, pour l’instant, est d’engager une conversation sérieuse sur un tel projet, de réfléchir à sa concrétisation et de l’inclure dans une stratégie gouvernementale de lutte contre le tabagisme. Après tout, cela mettrait enfin un terme au non-sens auquel les fumeurs sont chaque jour exposés : d’un côté, des messages constants sur la dangerosité des cigarettes, de l’autre, des cigarettes vendues presque partout…

Catherine Courchesne