La réduction du tabagisme : une stratégie créatrice d’emplois

En 1994, un mémoire de Jean-Pierre Vidal sur la « rentabilité sociale » de l’industrie du tabac a fait couler beaucoup d’encre parce qu’il reprochait aux analystes antitabac de ne pas tenir compte des économies en coûts de santé engendrées par la mort prématurée de fumeurs.

Une autre affirmation de Vidal mérite d’être soulignée, car elle revient dans plusieurs analyses avantage-coût réalisées pour le compte de l’industrie. Vidal reproche aux économistes pro-santé de ne pas tenir compte de la satisfaction que retire le fumeur de la consommation de tabac.

« On admettra que si un fumeur est prêt à payer 10 $ pour un paquet de cigarettes, alors la valeur de sa satisfaction est d’au moins 10 $, peu importe que dans les faits il ne débourse que 3 $ pour effectuer son achat », écrivait M. Vidal.

M. Vidal a parfaitement raison de prétendre qu’une personne retire de la satisfaction de la consommation de cette drogue, mais il est permis de douter que l’état de dépendance dans lequel elle se trouvait lui fait vraiment exercer son libre arbitre. Or, la liberté est à la base de la théorie économique de la consommation. Porté à sa limite, le raisonnement de M. Vidal conduirait à déclarer l’héroïne « socialement rentable ».

Une fois qu’on a compris que les coûts sociaux engendrés par le tabagisme dépassent largement les recettes fiscales provenant des taxes sur les cigarettes, il reste tout de même une question économique importante : quel est l’impact de l’industrie sur l’emploi? Nos décideurs doivent-ils choisir entre la santé publique et la santé économique, en particulier de Montréal, où se concentrent les manufactures de cigarettes?

C’est ce que laissait entendre une dépêche de la Presse canadienne du 23 septembre dernier. Selon cette dépêche, une étude réalisée pour Santé Canada aurait prédit 6 000 pertes d’emploi et une baisse de revenus fiscaux de 750 millions $ si de nouvelles mesures antitabac fédérales provoquaient une baisse de 20 p. 100 dans la consommation de tabac.

Mais lorsqu’on examine en détail cette étude, réalisée par MM. Ian Irvine et William Sims, on en arrive à des conclusions beaucoup moins alarmantes. En effet, il semble fort probable que des mesures antitabagiques efficaces créeraient plus d’emplois qu’elles n’en détruiraient.

GÉOGRAPHIE ACTUELLE DE L’EMPLOI RELIÉ AU TABAC

En 1994, l’industrie du tabac entretenait, directement ou indirectement, un nombre estimatif total de 52 800 emplois au Canada et de 15 400 au Québec, répartis à peu près comme suit :

Répartition de l’emploi relié au tabac (1994)

Canada

Québec

Culture du tabac   6 000      300
Fabrication du tabac   4 700   2 300
Gros et détail 26 300   8 200
Emplois indirects (fournisseurs) 15 800   4 600
Total 52 800 15 400
IMPACT SUR L’EMPLOI D’UNE BAISSE DE 20 p. 100 DU TABAGISME

Pour fixer les idées, on pose la question de savoir quel serait l’impact sur l’emploi au Canada et au Québec d’une réduction de 20 p. 100 de la consommation de tabac étalée, disons, sur 10 années (soit environ 2 p. 100 par an). Une telle baisse du tabagisme pourrait provenir des mesures du Plan directeur (de lutte contre le tabagisme, de Santé Canada), qui font essentiellement intervenir plus d’éducation, plus de réglementations et plus d’incitations, plutôt que de nouvelles augmentations des taxes sur le tabac.

L’impact sur l’économie et l’emploi pour le Canada est simulé en utilisant la plus récente version du tableau des échanges interindustriels de Statistique Canada, celle de 1992. Mon estimation pour le Québec suit par application aux résultats canadiens des ratios québécois pertinents.

Toute baisse de consommation de tabac exerce deux effets sur l’emploi :

  • un impact négatif sur l’emploi découlant du retrait de 20 p. 100 de la dépense des consommateurs en produits du tabac
  • un impact positif sur l’emploi s’en suivant de la réaffectation du pouvoir d’achat ainsi libéré vers l’ensemble des autres produits de consommation.

L’effet net sur l’emploi est la différence entre ces deux impacts. Il faut s’attendre en fait à ce que l’effet positif sur l’emploi l’emporte sur l’effet négatif. La raison est que le tabac est parmi les produits les plus taxés au pays (taux effectif moyen de 62 p. 100 au Canada).

En réduisant leurs achats de tabac et en les remplaçant par des achats d’autres produits, les consommateurs se trouvent donc à transformer une dépense qui contient peu de valeur produite et beaucoup de taxes vers une dépense qui contient beaucoup de valeur produite et peu de taxes. La réaffectation des achats de consommation créera donc beaucoup plus d’emplois qu’elle n’en détruira.

IMPACTS SUR L’EMPLOI CALCULÉ PAR SIMULATION

Quel serait l’effet de la réduction de 20 p. 100 de la consommation de produits du tabac sur l’emploi des manufactures de tabac au Québec (Imperial et RJR Macdonald à Montréal et Rothmans à Québec) ? Une approximation raisonnable est que le nombre total d’emplois manufacturiers baisserait de 20 p. 100, c’est-à-dire de 460 emplois, ou encore de 46 emplois par année pendant les 10 années au cours desquelles la chute de consommation s’étalerait. Une telle adaptation n’exigerait aucune mise à pied.

En effet, compte tenu de l’âge moyen assez élevé des travailleurs des manufactures de tabac, l’attrition naturelle découlant des départs volontaires et des retraites prévisibles suffirait amplement.

Impact sur l’emploi calculé par simulation

Canada

Québec

Impact négatif sur l’emploi de la baisse de 20 % de la consommation de tabac –   9 800 – 2 900
Impact positif sur l’emploi de la réaffectation du pouvoir d’achat libéré aux autres produits de consommation + 18 000 + 5 600
Impact net sur l’emploi +   8 200 + 2 700
IMPACT SUR LES FINANCES PUBLIQUES

Il est important de comprendre ici que le déplacement de 20 p. 100 des dépenses de consommation en tabac vers des produits moins taxés (mais moins nocifs) que le tabac entraînera deux effets sur les soldes budgétaires des gouvernements : des pertes de recettes fiscales (estimées à 750 millions $ par an pour le Canada par Irvine et Sims) et des économies en coûts directs des soins de santé reliés au tabagisme (estimées à 430 millions $ par an pour le Canada). Ces soldes budgétaires essuieront donc une baisse estimative de 320 millions $.

La question se pose donc de savoir comment les gouvernements réagiront à cette baisse de leurs soldes budgétaires. Nous retenons, quant à nous, l’hypothèse que les gouvernements accepteront tout simplement d’absorber financièrement cette baisse de leurs soldes budgétaires plutôt que de réaugmenter les impôts ou d’ajouter aux compressions de dépenses déjà prévues.

Une telle hypothèse est tout à fait plausible dans le nouveau contexte des finances publiques qui est en train de se développer au Canada. En effet, les compressions budgétaires déjà pratiquées ou à venir d’ici l’an 2000 au niveau fédéral et dans les provinces sont sur le point d’entraîner une diminution rapide du fardeau de la dette sur les gouvernements.

À cet égard, deux études récentes de la Banque Royale du Canada montrent qu’en permettant une diminution sensible des intérêts à payer sur la dette publique, la réduction des déficits et de l’endettement permettra aux gouvernements d’appliquer de très fortes réductions d’impôts au cours des deux prochaines décennies, soit de 4 à 5 milliards $.

La Banque Royale parle en fait de « dividendes budgétaires énormes » pour décrire cet heureux revirement fiscal. Nul doute que les 320 millions $ perdus en raison d’une baisse de 20 p. 100 de la consommation de tabac (32 millions $ par année pendant 10 ans au Canada) pourront ainsi être absorbés dans ce nouveau contexte des finances publiques. Cela laisserait le « dividende de création nette d’emplois » exactement aux niveaux de 8 200 emplois pour le Canada et de 2 700 pour le Québec qui ont déjà été estimés ci-dessus.

CONCLUSION

Ma conclusion est la suivante. Sur le plan économique et sur le plan social, l’application des mesures du Plan directeur entraînerait six conséquences :

  1. une amélioration générale et sensible de la santé de la population canadienne
  2. une baisse de plusieurs centaines de millions de dollars dans les coûts annuels directs en soins de santé qui sont présentement imposés par le tabagisme
  3. une baisse modeste du nombre d’emplois dans l’industrie du tabac qui ne nécessiterait pas de mises à pied et pourrait être entièrement absorbée par les départs volontaires et les retraites prévisibles
  4. la création de nouveaux emplois dans le reste de l’économie qui découlerait de la réaffectation des dépenses de consommation des anciens fumeurs; ces nouveaux emplois seraient presque deux fois plus nombreux que le nombre d’emplois éliminés dans l’industrie du tabac
  5. une réduction importante du fardeau fiscal que représentent les taxes sur le tabac, la nouvelle évolution favorable des finances publiques permettant d’absorber sans difficulté une baisse de taxes de cet ordre de grandeur
  6. la possibilité d’employer une partie du dividende économique ainsi récolté pour mettre sur pied un Fonds d’aide aux événements artistiques et sportifs ou un autre mécanisme qui remplacerait les commandites financées par l’industrie du tabac, qui seraient maintenant interdites.
Références
  • Ian J. Irvine et William A. Sims, « The projected impact of Health Canada’s Blueprint on the tobacco industry and resource reallocation in the Canadian economy ». Étude de mars 1996 pour Santé Canada.
  • Eric Single et al., The Cost of Substance Abuse in Canada, Centre canadien sur l’abus de substances, Toronto, 1996.
  • Groupe Financier Banque Royale, Services économiques, « Perspectives à long terme pour la dette du gouvernement fédéral : des dividendes budgétaires énormes pour la génération X » et « Perspectives à long terme pour la dette publique provinciale : les dividendes budgétaires varient d’une province à l’autre », Toronto, octobre 1996.

Pierre Fortin, économiste à l’Université du Québec à Montréal