La poursuite québécoise de 27 milliards $ dévoile des documents inédits de l’industrie du tabac
Juillet 2012 - No 92
Les recours collectifs Blais et Létourneau ont été entamés en 1998
Un procès en recours collectif de 27 milliards $ s’est ouvert le 12 mars à Montréal devant la Cour supérieure du Québec. Il s’agit du premier recours collectif contre l’industrie du tabac au Canada à se rendre à l’étape du procès et de la plus importante poursuite en dommages dans l’histoire du pays.
Le recours Blais a été intenté par le Conseil québécois sur le tabac et la santé et Jean-Yves Blais au nom de 90 000 fumeurs ou ex-fumeurs atteints d’un cancer du poumon, du larynx, de la gorge ou d’emphysème. Le recours Létourneau a été déposé au nom des 1,8 million de fumeurs québécois dépendants de la nicotine contenue dans la cigarette.
Le juge Brian Riordan préside ce procès regroupant les deux recours collectifs contre les trois géants de l’industrie du tabac au pays : Imperial Tobacco Canada, Rothmans Benson & Hedges et JTI-Macdonald.
Le procès met la lumière sur une série de documents internes de l’industrie du tabac. Au fil des interrogatoires des témoins de l’industrie, les avocats des requérants ont déposé à la cour des éléments de preuve inédits.
Ces documents secrets révèlent que l’industrie connaissait depuis longtemps les effets de dépendance de ses produits et leurs risques pour la santé; ils lèvent le voile sur les divers mensonges qu’elle a propagés. Ils montrent comment les manufacturiers ont dissimulé les résultats de leurs propres études scientifiques sur la nature cancérigène des cigarettes et la dépendance qu’elles engendrent, comment ils ont créé des cigarettes soi-disant « légères » et « douces » tout aussi dangereuses que les régulières, et comment ils ont mis au point une habile campagne de déni pour semer la confusion et limiter les réglementations gouvernementales.
« Ces documents permettent de dénormaliser l’industrie et de montrer au public son vrai visage, affirme François Damphousse, directeur du bureau québécois de l’Association pour les droits des non-fumeurs. Les représentants de l’industrie ont agi hors la loi en déclarant publiquement que leurs produits sont sans danger, alors que les documents démontrent qu’ils connaissaient parfaitement la nature cancérigène des cigarettes et la dépendance qu’elles engendrent. Ces documents, qui réaffirment ce que les groupes de lutte contre le tabac disent depuis des années, devraient sonner l’alarme pour les législateurs responsables de protéger le public. »
La participation des avocats du gouvernement du Canada à ce procès aux côtés des requérants rend l’affaire particulièrement intéressante et complexe. En effet, dans les deux recours collectifs, le gouvernement fédéral est désigné comme un défendeur en garantie, ce qui serait l’équivalent d’un tiers défendeur à l’extérieur du Québec.
Essentiellement, cela signifie que, si l’industrie du tabac est reconnue coupable, elle se retournera contre le gouvernement pour récupérer l’argent versé en dommages aux requérants, au motif que le gouvernement connaissait aussi les risques du tabagisme pour la santé, et a fait très peu pour protéger les consommateurs.
Rôle du fédéral
Les cigarettiers ont intenté en 2008 un recours en garantie contre le gouvernement fédéral. Le 4 juillet 2011, les requérants et le gouvernement fédéral ont signé une entente hors cour visant à exonérer le gouvernement de toute forme de réclamation par les membres du recours collectif. En échange, le gouvernement du Canada acceptait de collaborer avec les requérants en leur fournissant des ressources et en finançant jusqu’à concurrence de 1,6 million $ les dépenses des témoins experts des requérants.
Le juge Riordan a cependant rejeté cette entente le 21 septembre 2011, estimant qu’elle n’était pas dans l’intérêt des membres du recours collectif en raison de l’ampleur financière du procès. Avec 27 milliards $ en jeu, un verdict de culpabilité peut provoquer la faillite des trois cigarettiers. Advenant cette éventualité, le gouvernement ne serait plus un défenseur en garantie et les requérants n’auraient plus de recours pour intenter une poursuite contre le gouvernement.
Selon Cynthia Callard, directrice exécutive de Médecins pour un Canada sans fumée et auteure d’un blogue quotidien sur le procès, la possible faillite de l’industrie du tabac au Canada pose une question sociopolitique vitale : « Que ferons-nous si l’industrie du tabac fait faillite? Dirons-nous simplement “une autre compagnie peut venir et s’installer”? Ou dirons-nous que “c’est l’occasion de faire les choses autrement?” Personne n’en parle vraiment encore, puisque cela n’arrivera pas avant quatre ou cinq ans, mais ce procès change déjà la donne et il est encore impossible de prévoir l’ampleur du changement. »
Quant au procès lui-même, le gouvernement du Canada n’a joué qu’un rôle très secondaire jusqu’à présent. Les requérants ont appelé les témoins et continueront de le faire jusqu’en février 2013 tout au moins. Au nombre des témoins appelés, les plus médiatisés étaient d’anciens employés d’Imperial Tobacco : Michel Descôteaux (directeur des affaires publiques au cours des années 1980 et 1990), Roger Ackman (avocat et conseiller juridique général de 1972 à 1999), Jean-Louis Mercier (président et chef de la direction de l’entreprise pendant les années 1980), et Anthony Kalhok (vice-président du marketing du milieu des années 1960 au milieu des années 1980).
Grâce aux nouveaux éléments de preuve, nous avons déjà appris au cours du témoignage de Roger Ackman qu’il a participé à la destruction de documents internes d’Imperial Tobacco en 1992. En réponse à la question d’un avocat des requérants, Bruce Johnston, à savoir s’il connaissait l’interdiction imposée aux avocats de participer à la suppression d’éléments de preuve, Roger Ackman a répondu : « Non, monsieur. »
Les documents secrets de l’industrie du tabac
Malheureusement pour l’industrie du tabac, les originaux des documents d’Imperial Tobacco détruits ont été retrouvés et déposés en preuve.
Un autre document important concerne le « projet Gatwick » de la firme, dans le cadre duquel les préoccupations des consommateurs en matière de santé et leur désir d’avoir un produit moins nocif étaient analysés. Le projet Gatwick, qui remonte à 1972, est à l’origine de la cigarette Player’s Légère. Ce document admet le déni des preuves scientifiques signalant les conséquences du tabagisme pour la santé :
« La réaction de l’industrie a été, jusqu’à présent, de démentir l’existence de tout lien établi entre le tabagisme et la santé et de céder seulement lorsque les considérations tactiques l’exigeaient. Cette position de l’industrie est essentiellement une action d’arrière-garde, car des membres de l’industrie ont fait part de leurs préoccupations et ont réagi de différentes manières à la pression. »
Le document Gatwick expose également l’utilisation par l’industrie de cigarettes à faible teneur en goudron et nicotine. En ce qui concerne les cigarettes « moins nocives », le document précise : « Nous ne devons pas perdre de vue que nous parlons de niveaux de risque dans une catégorie de produits dangereux. »
Finalement, Bob Bexon, ancien directeur de la stratégie de marketing chez Imperial Tobacco, reconnaît explicitement dans une note de service confidentielle que les cigarettes créent une dépendance, ce que personne de l’industrie du tabac n’a admis publiquement avant 2000. Il y écrit : « Le seul avantage qui resterait à fumer une cigarette serait le soutien psychologique qu’elle procure pour réduire le stress… Sans la dépendance créée par nos produits, nous ne vendrions aucune cigarette la semaine prochaine, malgré la qualité positive de soutien psychologique. »
Dans cette note de service manuscrite de dix pages envoyée à la haute direction vers 1986, Bob Bexon fait le point sur le projet Viking portant sur l’analyse des préoccupations des fumeurs en matière de santé. « La santé personnelle est au cur du problème, écrit-il. Le caractère socialement inacceptable, l’effet du tabagisme passif, le prix, l’odeur, les effets secondaires sont autant de facteurs qui se classent loin derrière la première préoccupation des fumeurs, celle de nuire à leur santé et de contribuer à leur propre mort. »
« L’enjeu ne se limite pas au problème de la mort, poursuit-il dans sa lettre. Le cancer du poumon est aussi une préoccupation de premier ordre. Tout comme la peur de la mort, la peur du cancer, perçu par le public comme une maladie lente et douloureuse, est un problème réel. »
Ce document, dans lequel l’auteur confirme que le tabac crée une dépendance et cause le cancer du poumon, porte un coup très dur aux trois géants canadiens du tabac.
Les trois cigarettiers ont démenti publiquement que le tabagisme créait une dépendance et représentait un risque pour la santé jusqu’au 9 juin 2000, jour où Imperial Tobacco et JTI-Macdonald ont surpris les membres d’un comité sénatorial en acceptant une hausse de taxes proposée sur les cigarettes et en admettant du même coup que leurs produits créaient une dépendance et causaient le cancer.
Pour la première fois, la lettre de Bob Bexon offre une preuve explicite qu’Imperial Tobacco connaissait la vérité sur ses produits plus d’une décennie avant de le reconnaître publiquement.
La question demeure néanmoins : depuis combien de temps les cigarettiers mentent-ils à propos de leur connaissance sur les dangers du tabac?
Bob Bexon se décrivait lui-même comme un « désinformateur » dans une note de service antérieure, rédigée en 1985, à propos d’une brochure interne conçue pour réfuter les preuves établissant un lien entre la fumée secondaire et le cancer.
Ce procès complexe se poursuivra pendant au moins deux ans avant qu’un verdict ne soit rendu. Moins de quatre mois se sont écoulés depuis le début du procès et plus de 500 documents ont été soumis comme preuve, tous provenant d’Imperial Tobacco. Des douzaines de témoins des trois cigarettiers seront appelés à comparaître et des centaines d’autres documents internes seront révélés au cours de ce procès.
Geoffrey Lansdell