Imperial Tobacco et RBH coupables de contrebande
Octobre 2008 - No 75
Des pénalités records de 1,15 milliard $
Deux des trois grands fabricants canadiens de cigarettes ont plaidé coupables d’activités reliées à la contrebande de tabac qui a fait rage, surtout au Québec, au début des années 1990. Ils ont écopé de pénalités totalisant 1,15 milliard $ payables aux gouvernements fédéral et provinciaux. Ottawa récoltera 575 millions $ sur quinze ans alors que la part destinée à Québec est de 210 millions $.
C’est dans la matinée du 31 juillet que sont tombés une série de communiqués de presse émanant des firmes concernées, des provinces et de l’Agence du revenu du Canada, maîtresse de l’opération en collaboration avec la Gendarmerie royale du Canada (GRC). Après une dizaine d’années de dénonciations, d’enquêtes et même de perquisitions chez les géants du tabac, voilà que le tout est réglé à l’amiable. Aussitôt accusés formellement, Imperial Tobacco Canada (ITC) et Rothmans Benson & Hedges (RBH), les deux principaux cigarettiers au pays, se sont avoués coupables d’avoir « aidé des personnes à vendre ou être en possession de produits du tabac fabriqués au Canada qui n’ont pas été emballés ou estampillés conformément à la Loi sur l’accise et ses modifications et les règlements ministériels ». Cet aveu feutré, associé aux pénalités, annule toute poursuite civile éventuelle concernant le rôle des deux entreprises dans la contrebande du tabac au début des années 1990.
Les amendes infligées sont respectivement de 200 millions $ pour Imperial et de 100 millions $ pour RBH. Dans son communiqué, ITC signale l’avoir déjà payée, alors que RBH a jusqu’au 29 octobre pour ce faire. Ces amendes de 300 millions $ seront complétées par des déboursés dans le cadre d’une entente civile. Ainsi, RBH devra allonger 50 millions $ d’ici le 15 décembre et un autre 400 millions $ en dix ans (pour un total de 550 millions $ en incluant l’amende). Quant à la compagnie Imperial, elle s’est engagée à verser elle aussi 50 millions $ avant la fin de l’année, puis 350 millions $ en quinze ans, ce qui totalise quelque 600 millions $ en incluant l’amende. Cent millions de dollars sont destinés à la Stratégie de lutte contre le tabac de contrebande de la GRC alors que le reste de la cagnotte sera utilisé au bon vouloir des 11 gouvernements.
À elles seules, les amendes de 300 millions $ sont les plus importantes jamais imposées au pays en matière de fraude fiscale. En ajoutant les autres paiements de 850 millions $, les deux compagnies auront déboursé quelque 1,15 milliard $. Il s’agit approximativement des montants qu’elles auraient amassés dans le passé à la suite de leurs activités illégales, a expliqué le ministre fédéral du Revenu, Gordon O’Connor, qui se trouvait à Lévis, au Québec, à l’occasion d’un caucus du Parti conservateur.
« L’annonce d’aujourd’hui envoie le message important à l’effet que tous les gouvernements se sont ralliés dans leur détermination de s’attaquer aux problèmes et aux défis posés par le tabac de contrebande, a déclaré le ministre O’Connor. Nous sommes satisfaits des dispositions des accords et confiants que les intérêts du public seront protégés en conséquence. » Son homologue provincial du Québec, Jean-Marc Fournier, est pour sa part heureux que les deux firmes se soient engagées, par l’entente, à assurer un meilleur suivi auprès de leurs clientèles et à instaurer un code de conduite interne qui aidera les autorités dans leur lutte contre le marché noir du tabac.
Dans son communiqué, Revenu Québec indique que cette « entente sans précédent », qui engage les 11 gouvernements du pays, est semblable à celle qui est survenue en 2004 entre l’Union européenne, dix de ses États membres et Philip Morris International. En dédommagement de son implication dans la contrebande, la multinationale s’était engagée à verser 1,25 milliard $ US sur douze ans. Le Ministère est satisfait que les Canadiens aient obtenu une réparation similaire malgré leur nombre dix fois moindre.
Cigarettiers soulagés
Par ce règlement, les deux fabricants se trouveraient donc exonérés des torts causés par l’expansion du tabagisme due au marché noir et à la chute des taxes de 1994. Ils seraient aussi excusés pour l’ensemble des pertes fiscales des gouvernements avant et après 1994, de même que pour les coûts sociaux des activités de contrebande de leurs produits, tel l’essor de réseaux criminels. De plus, l’entente comporte une immunité accordée aux dirigeants des deux entreprises; la Couronne a préféré agir ainsi pour obtenir leur l’appui et faciliter l’établissement de la preuve.
Les cigarettiers ont indiqué qu’ils étaient satisfaits de la conclusion du litige. « Nous sommes heureux que cette question ait été résolue, a déclaré Benjamin Kemball, président d’Imperial Tobacco Canada. Les événements d’aujourd’hui procurent à notre entreprise la stabilité dont elle a besoin pour aller de l’avant et pour s’attaquer, de manière claire et efficace, aux questions, aux occasions et aux défis qui surgissent aujourd’hui et dans l’avenir. » Parmi ces défis, ITC rapporte principalement la contrebande contemporaine du tabac. La firme indique que ce fléau est le facteur le plus déterminant de son chiffre d’affaires actuel et futur.
De son côté, Rothmans Benson & Hedges est loin d’être ruinée par les pénalités. Au contraire, la compagnie a annoncé le jour même avoir reçu une offre d’achat de Philip Morris International, au coût de 30 $ par action, ce qui représentait une prime de 17 % sur la valeur marchande. Ainsi, ses actionnaires se voient enrichis d’autant, malgré la condamnation pour « produits mal estampillés ». (Voir notre brève à ce sujet, en page 14.)
Satisfaction mitigée
Les principaux acteurs canadiens de la lutte contre le tabagisme, en particulier ceux qui ont maintes fois dénoncé le rôle des grands fabricants dans la contrebande des années 1990, ont affiché une satisfaction mitigée devant le dénouement soudain du dossier. D’une part, ils sont heureux que les grands fabricants aient enfin admis leur rôle dans le marché noir et qu’ils soient tenus de verser des pénalités substantielles. Mais d’autre part, ils sont déçus que leurs dirigeants s’en tirent sans condamnations personnelles. Qu’ils soient retraités ou toujours en poste, ces cadres continueront leur train de vie très confortable.
« L’aveu est une bonne nouvelle, a déclaré Rob Cunningham, responsable du dossier du tabac au bureau de la Société canadienne du cancer (SCC) à Ottawa. Les cigarettiers ont nié leur responsabilité dans la contrebande pendant 15 ans. Aujourd’hui, ils admettent qu’ils sont coupables. » Au début des années 1990, son organisme était l’un des rares à combattre au Québec l’idée de baisser les taxes. La SCC maintient sa vigilance en 2008 : au cours des derniers mois, elle a fait des pressions auprès des décideurs pour les inciter à prendre rapidement des actions contre le marché noir du tabac. Par son entremise, plus de 1 665 lettres ont été envoyées aux députés du Québec.
Pour sa part, François Damphousse, directeur du bureau québécois de l’Association pour les droits des non-fumeurs (ADNF), est d’avis que la somme totale de 1,15 milliard $ est modeste alors que les gouvernements auraient perdu au moins 10 milliards $ seulement en revenus fiscaux. « Et qu’en est-il de l’impact sur la santé publique, ajoute-t-il, il y a eu une hausse épouvantable du tabagisme après la baisse des taxes de 1994, combien de personnes seront malades et vont mourir à cause de cela? »
Président de la Campagne pour l’action sur la contrebande de cigarettes et la santé, regroupant plus de 100 organismes à travers le pays et lancée en avril 2007, M. Damphousse n’a pas été consulté sur le règlement entre les gouvernements et les cigarettiers. Il fut simplement avisé la veille, par la GRC, d’un certain dévoilement important. Le mouvement antitabac, en particulier l’ADNF, était pourtant très impliqué dans la dénonciation des fabricants. Des 1,15 milliard $ en pénalités, aucun montant n’est prévu pour la lutte contre le tabagisme, hormis ce qui sera consacré à endiguer la contrebande.
Accord douillet du 31 juillet
À la mi-septembre, Médecins pour un Canada sans fumée a réclamé de la vérificatrice générale Sheila Fraser d’enquêter sur « l’accord douillet du 31 juillet ». L’organisme appuie partiellement sa demande sur l’entrevue révélatrice qu’un ancien cadre d’Imperial Tobacco venait d’accorder au journaliste William Marsden du quotidien The Gazette. Paul Finlayson a révélé que le cigarettier récoltait des profits de 600 à 700 millions $ par année en alimentant la contrebande. Selon lui, les pénalités de 600 millions $ ne représentent qu’une partie de ses profits irréguliers, et qu’une infime partie des taxes non perçues.
Cette entente de haut niveau entre les gouvernements et les cigarettiers rappelle le dénouement de l’affaire des cigarettes « légères » en novembre 2006. À l’époque, le Bureau de la concurrence du gouvernement fédéral avait dévoilé, par un simple communiqué, être parvenu à un accord avec les trois principaux fabricants à l’effet que ces derniers cesseraient d’utiliser les termes « douces » et « légères » (de même que leurs variantes) dans un délai de neuf mois. Aucune accusation ne fut portée contre eux pour avoir trompé les fumeurs pendant des décennies à l’aide de termes faussement rassurants. En outre, pratiquement aucune explication n’a été donnée au sujet du retrait des appellations fautives. Dans ce cas-là comme dans l’entente sur la contrebande, les parties plaignantes, soit les organismes de santé, furent mises devant le fait accompli.
JTI-Macdonald, un cas à part
Quant au troisième plus grand cigarettier canadien, JTI-Macdonald (RJR-Macdonald jusqu’en 2000), il ne profite pas d’une entente similaire. Cette compagnie s’était distinguée au début des années 1990 comme pionnière dans l’alimentation de la contrebande. Insatisfaite de la haute taxation canadienne, elle a fabriqué des tonnes de cigarettes non taxées Export A’, de type canadien, tant à son usine de Montréal qu’à une autre de Porto Rico, et ces cigarettes se retrouvaient sur le marché clandestin québécois. La filiale canadienne de Japan Tobacco International (JTI) s’est mise sous la protection de la Loi sur les arrangements avec les créanciers en août 2004, alors qu’elle faisait face à des réclamations d’environ 10 milliards $ de la part des gouvernements. Plusieurs de ses anciens dirigeants font encore face à des accusations criminelles.
Crise de la contrebande des années 1990
La contrebande du tabac avait pris des proportions hors de contrôle, vers 1993 et 1994, alors qu’elle fournissait près des deux tiers du marché au Québec. Les fumeurs avaient alors le choix entre les grandes marques canadiennes légales, hautement taxées, et les mêmes marques, fabriquées par les mêmes compagnies, mais non taxées ! Les trois grands manufacturiers canadiens avaient amplement alimenté la contrebande par le biais d’énormes exportations vers les États-Unis, destinées théoriquement à l’étranger, mais revenant rapidement par les filières autochtones, en particulier par la réserve mohawk d’Akwesasne (située près de Cornwall, à cheval sur les frontières du Québec, de l’Ontario et de l’État de New York).
Devant la colère des propriétaires de dépanneurs québécois, les gouvernements libéraux de Jean Chrétien à Ottawa, et de Daniel Johnson fils à Québec, ont décidé de presque éliminer la taxation du tabac en février 1994, afin d’endiguer la contrebande. Les trois grands fabricants de cigarettes ont alors profité d’une hausse de leurs ventes, puisque tout le marché s’est trouvé presque détaxé au Québec. Quelques semaines plus tard, face au marché noir qui sévissait entre le Québec et l’Ontario, la province la plus populeuse du pays s’est résignée à couper radicalement sa propre taxation, suivie par les Maritimes.
Par la suite, graduellement, la taxation dissuasive est réapparue, mais le niveau des taxes provinciales est, au Québec et en Ontario, environ la moitié de ce qu’il est dans les provinces de l’Ouest, par crainte d’une intensification de la contrebande, laquelle est de nos jours alimentée par certaines manufactures autochtones.
Ottawa versera 300 millions $ aux tabaculteurs
Les tabaculteurs de l’Ontario recevront 300 millions $ en soutien du gouvernement du Canada pour les aider à consacrer leurs terres à d’autres cultures. Ce programme de transition a été annoncé le 1er août par le ministre fédéral de l’Agriculture, Gerry Ritz. Les cultivateurs concernés doivent abandonner l’industrie en partie à cause de la baisse du tabagisme, mais surtout du fait que les cigarettiers canadiens préfèrent importer leur tabac de l’étranger, à moindre coût. Quant à Imperial Tobacco Canada, elle ne fabrique plus aucune cigarette au pays, les faisant venir depuis 2006 d’une compagnie sur basée au Mexique. Ce montant de 300 millions $ est identique à celui des amendes d’ITC et de RBH pour activité de contrebande, dévoilées la veille.
Situations fort différentes entre 1993 et maintenant
Bien que le Québec et l’Ontario soient, de nos jours, victimes d’une importante contrebande du tabac, qui atteindrait plus du tiers du marché (en volume, et non pas en prix de détail), la situation diffère énormément avec le contexte du début des années 1990. Voici le portrait.
La contrebande était concentrée au Québec vers 1993, qui avait la réputation d’être la « section fumeur » de l’Amérique du Nord. Aujourd’hui, la province francophone profite d’un programme antitabac des plus complets, lequel a fait chuter la prévalence du tabagisme de 35 % à 20 % environ.
En 2008, la contrebande atteint autant l’Ontario que le Québec. Ces deux provinces, de même que le pouvoir central, sont donc touchés par des pertes fiscales importantes et sont motivés à intervenir.
Au début des années 1990, il n’y avait aucun organisme, ni même un seul spécialiste de la lutte antitabac, ayant bureau au Québec. Il y a présentement cinq organismes, regroupant au total une vingtaine de permanents.
Les budgets antitabac des ministères de la Santé ont été multipliés par cinq, sinon par dix, ce qui accroît le poids de leurs points de vue. Il y a quinze ans, la fumée de cigarette régnait dans la plupart des salles de nouvelles. Les journalistes et leurs supérieurs étaient alors très sensibles aux revendications des dépanneurs et des fabricants de cigarettes. La contrebande de 1993 était presque entièrement alimentée par les trois fabricants canadiens, lesquels profitaient sans vergogne des deux marchés, le légal et l’illégal.
De nos jours, ces mêmes puissants fabricants sont opposés à la contrebande, puisqu’elle origine maintenant de manufactures autochtones et leur enlève des clients.
Des timbres sur les paquets
Début septembre, juste avant le déclenchement des élections fédérales, le ministre du Revenu national, Gordon O’Connor, a annoncé que le Canada se dotera d’un nouvel outil pour combattre la contrebande du tabac. D’ici 2010, les fabricants devront munir leurs paquets de cigarettes d’un nouveau timbre doté de caractéristiques visibles et cachées permettant de distinguer les produits légaux et d’en retracer le cheminement.
Mais ce régime d’estampillage numéroté, similaire à celui des billets de banque, sera plus efficace lorsque l’alimentation autochtone du marché noir sera enrayée, car celui-ci est composé surtout de cigarettes sans paquet, livrées dans des sacs de plastique de 200 unités. Si ces emballages rudimentaires continuent à se retrouver en masse dans les mains des fumeurs, à quoi sert de distinguer deux jolis paquets cartonnés?
Denis Côté