Le CQTS lance son propre recours collectif, axé sur le cancer et l’emphysème

L’espoir de voir les tribunaux québécois se pencher sur la responsabilité réelle des cigarettiers dans la promotion du tabagisme se concrétise davantage avec la décision du Conseil québécois sur le tabac et la santé (CQTS) de se lancer dans l’arène judiciaire.

Dans ce qui est fort probablement une première en Amérique du Nord pour un organisme de santé, le CQTS a déposé lui-même, le 19 novembre, une requête pour autorisation d’exercer un recours collectif, au nom des fumeurs victimes de l’emphysème ou d’un cancer du poumon, du larynx ou de la gorge.

En pratique, le groupe de plaignants envisagé par la requête comprendrait environ 20 000 personnes chez qui l’une de ces maladies s’est déclarée au cours des trois dernières années, limite fixée dans le Code civil pour intenter une poursuite après avoir constaté des dommages. Il est tristement inévitable que ce groupe de plaignants continuera de croître, puisqu’il faut, bien sûr, s’attendre à ce que d’autres fumeurs tombent malade avant que la cause ne soit réglée d’une façon ou d’une autre.

Le montant réclamé reste à préciser mais pourrait se chiffrer à plusieurs milliards de dollars. Pour le membre désigné, une victime de cancer du poumon du nom de Jean-Yves Blais, les dommages subis sont évalués provisoirement à 100 000 $.

En conférence de presse, M. Blais a raconté comment il en est venu à vouloir poursuivre les compagnies de tabac. Fumeur depuis l’âge de 10 ans, M. Blais, chauffeur de taxi, a fait sa première tentative de cessation à 17 ans, sans succès. Sa consommation moyenne était de l’ordre de 50 cigarettes (deux paquets) par jour.

En 1987, suite à des palpitations, il va consulter un cardiologue, qui ne manque pas de lui conseiller d’arrêter de fumer. M. Blais essaye à nouveau, toujours sans succès.

À l’été 1997, c’est le drame : un cancer du poumon est diagnostiqué. Deux mois plus tard, on lui enlève une partie du poumon droit. Les médecins lui signalent qu’il ne peut pas se considérer guéri et qu’il doit absolument écraser définitivement. M. Blais tient le coup pendant moins de trois semaines avant de se remettre à fumer.

Malgré sa grave maladie et plusieurs traitements, dont les timbres transdermiques de nicotine et le Zyban, il n’a toujours pas réussi à se libérer du tabac, bien qu’il en ait réduit de beaucoup sa consommation. « Je poursuis les compagnies pour éviter à d’autres personnes de tomber là-dedans », raconte-t-il.

Deux recours très différents

Contrairement à la requête déposée en septembre par le cabinet Pinsonnault Torralbo Hudon, qui est axée sur la dépendance et englobe la totalité des fumeurs et ex-fumeurs atteints d’accoutumance à la nicotine, cette nouvelle requête, sur laquelle travaille le cabinet Lauzon Bélanger, spécialisé en recours collectifs, concerne donc le fardeau de maladies et de mortalités imputables au tabac.

Le CQTS a décidé de se concentrer sur les maladies qui sont les plus fortement liées au tabagisme, dont en particulier le cancer du poumon, dû à 85 % à la cigarette. Il ne faudrait tout de même pas oublier que les maladies du système cardio-vasculaire représentent une proportion tout aussi importante de la mortalité attribuable au tabac.

Selon Me Michel Bélanger, la décision de se limiter aux cancers des voies respiratoires et à l’emphysème a été prise pour des raisons stratégiques : dans le cas des crises cardiaques, pour ne citer qu’un exemple, il y a plusieurs grands facteurs de risque, dont le tabac, ce qui complique la preuve médicale. Par contre, affirme Me Bélanger, une éventuelle victoire dans cette cause-ci pourrait ouvrir la voie à d’autres recours concernant les maladies cardio-vasculaires ou même pousser les compagnies de tabac à offrir un règlement global à toutes les victimes québécoises de leurs produits.

Il ne faut bien sûr pas s’attendre à un règlement rapide, prévient Me Bélanger. Les compagnies de tabac ont tout intérêt à se battre, puisque ce genre de causes est une nouveauté au Québec et au Canada. La première étape est de voir autorisé l’un ou l’autre des recours collectifs par la Cour supérieure et d’accéder au Fonds d’aide aux recours collectifs.

Étant donné les différences très importantes dans les structures des deux recours, rien ne semble exclure la possibilité que tous les deux soient jugés éligibles au financement public, quitte à ce qu’un tribunal décide plus tard d’en faire une seule cause ou d’éliminer l’un des deux recours.

Pour rester en lice, le cabinet Pinsonnault Torralbo Hudon (PTH) devra remporter une première victoire sur l’industrie du tabac en convainquant la cour qu’il n’est pas en conflit d’intérêts du fait que Me Michel Pinsonnault a déjà eu un mandat de RJR-Macdonald. On s’attend à ce qu’une décision à ce sujet soit rendue avant Noël ou en janvier.

Par la suite, la décision d’autoriser un recours collectif pourrait prendre un ou deux ans; chacun des cabinets voudra sans doute prouver qu’il est mieux en mesure de représenter les victimes du tabagisme, et PTH invoquera sans doute le fait qu’il a été le premier à déposer une requête. Pour leur part, les cigarettiers tenteront probablement de prouver que les reproches qui leur sont adressés sont sans fondement ou, dans l’alternative, que les circonstances de chaque fumeur sont tellement distinctes qu’il faudrait plutôt faire des milliers de recours individuels.

Accusations plus étoffées

Si le cabinet PTH a gagné la course contre la montre en ce qui concerne la date de sa requête, Lauzon Bélanger travaille déjà depuis deux ans sur le dossier avec le CQTS, et a choisi de présenter immédiatement des accusations plus précises, références à l’appui, quant au comportement de l’industrie.

La requête du CQTS fait abondamment référence au livre de Rob Cunningham, La Guerre du tabac, pour établir le lien entre les faits reprochés à l’industrie américaine et les agissements des compagnies de tabac au Québec et au Canada. On accuse les cigarettiers d’avoir tenu un double langage, niant publiquement l’accoutumance à la nicotine et le rôle du tabac dans la genèse du cancer tout en poursuivant des recherches à l’interne qui démontraient le contraire.

Autre allégation : l’industrie était au courant de la dépendance engendrée par la nicotine depuis 1962 au plus tard, selon des rapports internes qu’elle a été obligée de divulguer lors de procédures américaines. Cette année-là, un rapport de recherche de British-American Tobacco (compagnie-mère d’Imperial Tobacco) se vantait du fait que les chercheurs du groupe BAT avaient une connaissance beaucoup plus approfondie des effets de la nicotine que les études dont disposait la communauté scientifique en général.

De plus, soutiennent les procureurs du CQTS, des recherches ont été effectuées à Montréal et à Hambourg entre 1968 et 1978 confirmant le fameux phénomène de la compensation : les fumeurs qui changent de marque en pensant diminuer leur exposition au goudron et à la nicotine (en passant de Player’s à Player’s Légère, par exemple) ont tendance à modifier leur façon de fumer pour continuer de retirer leur dose habituelle de nicotine des nouvelles cigarettes. (Ce fait capital n’a été découvert par la communauté scientifique indépendante qu’au cours des années 1980.)

En ce qui concerne le marketing, le CQTS ne manque bien sûr pas l’occasion de rappeler le tristement célèbre rapport du « Project Sixteen », préparé pour Imperial Tobacco en 1977 suite à un sondage auprès d’adolescents de la région de Toronto et de Peterborough. Ce rapport visait à comprendre les raisons qui incitent des jeunes à opter pour la cigarette, parfois même avant le passage à l’école secondaire.

Cinq ans plus tard, la même firme de recherche remettait un deuxième rapport « ayant pour but d’identifier les raisons pour lesquelles ils cessent de fumer et leur perception quant à l’utilisation des cigarettes dites « légères », comme alternative à la cessation de fumer », selon la description des procureurs.

Francis Thompson