Des firmes de relations publiques, habiles complices de l’industrie du tabac

Dans l’industrie des relations publiques, on raconte encore avec admiration les bons coups de Edward Bernays, l’un des plus célèbres relationnistes de tous les temps. Décédé en 1995 à l’âge de 104 ans, sa plus grande « réussite » a probablement été l’essor du tabagisme féminin aux États-Unis.

Quel que soit le jugement moral qu’on porte sur ses activités, l’ingéniosité et la débrouillardise de Bernays ne font aucun doute.

Pour ne citer qu’un exemple : au début des années 1930, le fabricant des cigarettes Lucky Strike s’inquiète du peu d’enthousiasme des fumeuses à l’endroit de cette marque. Bernays fait enquête, et conclut que l’emballage vert de Lucky Strike est un facteur important dans la réaction défavorable des consommatrices. Le vert n’est pas à la mode, et les cigarettes Lucky Strike ne font donc pas le poids comme accessoires glamour.

Devant le refus du fabricant de changer l’emballage, Bernays décide de réformer les perceptions sociales. Il organise un organisme de façade, le Color Fashion Bureau, qui raconte à qui veut bien l’entendre que la nouvelle couleur à la mode, c’est justement le vert. Il organise un « Bal vert » bien médiatisé et invite les couturiers à créer des robes vertes. Il va même jusqu’à embaucher un psychologue pour « éduquer » les médias sur l’importance psychologique de la couleur dernier cri…

Et ça marche : Lucky Strike devient l’une des grandes marques d’une génération de fumeuses.

L’intoxication de l’opinion publique

Jusqu’au moment où la dépendance physiologique à la nicotine prend le dessus, les fumeurs débutants n’achètent pas vraiment un produit concret (c’est-à-dire quelques grammes de tabac) mais plutôt une image (la liberté, la maturité, la rébellion, etc.). Il est donc normal que les cigarettiers aient été parmi les premiers à adapter les techniques de propagande développées au cours des deux guerres mondiales à la tâche banale du marketing.

C’est quelques années plus tard que les choses se sont vraiment corsées dans le dossier du tabac, lorsque les firmes de relations publiques ont commencé à utiliser les nouvelles stratégies de marketing non pas simplement pour vendre des marques, mais aussi pour intoxiquer l’opinion publique.

On a pu fixer avec précision le moment fatidique où l’industrie américaine et ses conseillers en relations publiques ont opté pour la malhonnêteté systématique : le 15 décembre 1953. C’était une simple réunion de chefs d’entreprise dans un hôtel new-yorkais, mais les décisions prises à cette occasion ont progressivement enfermé le cartel mondial de la nicotine dans un tissu de mensonges dont il n’a jamais réussi à s’extraire par la suite.

Quelques jours plus tôt, le chercheur Ernest Wynder avait publié les résultats d’une étude démontrant le caractère cancérogène de la fumée de cigarettes. On s’en doutait depuis un certain temps, mais Wynder venait d’en faire la preuve et de mettre sérieusement en péril la santé financière de l’industrie.

Que faire? Il y avait, en gros, trois possibilités :

  • en parler le moins possible et attendre que la tempête retombe;
  • avouer que les fabricants étaient déjà arrivés à des conclusions similaires et promettre le développement rapide de cigarettes moins nuisibles;
  • s’attaquer à la crédibilité de Wynder, tromper la population sur les risques du tabagisme, et poursuivre en secret les recherches en vue d’éliminer les agents cancérogènes dans la fumée de cigarettes.

Sous l’influence, entre autres, de l’agence de relations publiques Hill & Knowlton, confiante de pouvoir vendre n’importe quoi à la population américaine, les fabricants se sont engagés dans la troisième voie, au détriment de centaines de millions de fumeurs et de futurs fumeurs aux quatre coins du monde.

Le relationniste John Hill a proposé la mise sur pied d’un nouveau comité, le  Tobacco Industry Research Committee, qui serait responsable de commanditer des travaux de recherche soi-disant indépendants sur le tabagisme et la santé.

Ce comité a été lancé en grande pompe par les fabricants de cigarettes en 1954 avec une annonce pleine page publiée dans 448 journaux américains. Les fabricants ont déclaré que, selon des autorités fort sérieuses, il n’existait pas de preuve que le tabagisme est l’une des causes du cancer.

L’industrie disait reconnaître toutefois sa responsabilité à l’égard de la santé de la population avant toute autre chose. Elle annonçait donc la création du comité dans le but de fournir de l’aide et de l’appui à la recherche afin de faire toute la lumière sur cette question.

Et voilà, le tour était joué. Cette prétendue préoccupation pour la santé des consommateurs de la part des cigarettiers a fonctionné à merveille. On les considérait comme des citoyens corporatifs responsables qui se prenaient en charge pour défendre la santé publique.

Bien plus tard, on a su que ce n’était que de la poudre aux yeux. Le Tobacco Industry Research Committee était un organisme de façade contrôlé par Hill & Knowlton, qui lui a même fourni ses locaux. Les rares projets de recherche subventionnés avaient comme seul but de semer le doute sur le lien entre le tabagisme et le cancer; on mettait en cause le patrimoine génétique des fumeurs, la pollution atmosphérique, tout sauf la cigarette.

Le gros du budget du Tobacco Industry Research Committee et de son successeur, le Council for Tobacco Research, était consacré aux « communications ». On décortiquait les études réalisées par les chercheurs indépendants, qu’on accusait parfois d’erreurs méthodologiques. On mettait en doute des preuves épidémiologiques pourtant accablantes avec des tours de passe-passe sémantique.

Encore de nos jours, l’industrie canadienne tient le même discours élaboré aux années 1950 chez Hill & Knowlton : les fumeurs ont peut-être plus de cancers, de crises cardiaques et d’autres maladies que les non-fumeurs, mais le lien de cause à effet n’est pas prouvé.

Ainsi, dans un document remis à la Cour supérieure du Québec le 13 juin dernier, les cigarettiers canadiens avouent que « des études épidémiologiques rapportent une corrélation statistique entre le fait de fumer et d’autres facteurs et un certain nombre de maladies… (mais) n’expliquent pas la causalité d’aucune de ces maladies ».

Une des tragédies dans toute cette histoire, si on en croit le journaliste américain Philip Hilts, auteur d’un livre qui retrace l’historique des mensonges des cigarettiers, c’est que les fabricants ont été pris à leur propre piège.

Pendant des décennies, ils ont nié l’évidence : le tabac est nocif. Enfermé dans ce mythe, ils n’ont pu mettre en marché des cigarettes moins nuisibles ou des dispositifs sécuritaires d’administration de nicotine; s’ils l’avaient fait, cela aurait été la preuve définitive (et éventuellement fort coûteuse) qu’ils venaient de commettre une fraude massive à l’endroit de millions de fumeurs en cachant la vérité sur les effets du tabagisme sur la santé.

Ce n’est donc pas par hasard que l’agence Hill & Knowlton se retrouve sur le banc des accusés, avec les cigarettiers, dans les poursuites civiles qui opposent 40 États américains à l’industrie : c’est une stratégie de relations publiques qui a été à l’origine des activités qu’on lui reproche.

Les groupes de façade

Nous vivons donc encore avec les conséquences du cynisme des relationnistes américains des années 1950. Malheureusement, le rôle des firmes de relations publiques dans la promotion du tabagisme n’a rien perdu de son actualité. (D’ailleurs, Hill & Knowlton continue de s’impliquer dans les activités du Council for Tobacco Research.)

Au cours des années, les fabricants de cigarettes se sont aperçus qu’ils ne jouissaient pas d’une très grande popularité au sein de la population. En effet, un sondage effectué en 1982 par le Tobacco Institute a même démontré que l’appui du public à un règlement sur les lieux sans fumée augmentait lorsque les fabricants s’y opposaient publiquement.

Ils ont donc été obligés de trouver une nouvelle stratégie pour tenter de convaincre les autorités d’abandonner leur projet ou encore de le modifier à un tel point qu’il soit pratiquement inapplicable ou inefficace.

Pour résoudre ce problème, les fabricants de cigarettes ont fait appel encore une fois aux firmes de relations publiques. Ces relationnistes ont appris à créer de toutes pièces des groupes de façade, apparemment composés de citoyens ordinaires qui s’organisent spontanément pour résister à toute tentative de réglementation municipale pour la protection des non-fumeurs.

Par exemple, la firme de relations publiques Dolphin Group, au service du fabricant Philip Morris, a mené plusieurs actions pour s’opposer à de tels règlements en Californie par l’entremise du California Business and Restaurant Alliance. Cette stratégie permettait ainsi de camoufler efficacement le rôle joué par l’industrie de tabac dans cette opposition.

En passant par de tels groupes de façade, on arrivait par exemple à rendre crédibles des rapports alléguant que des restrictions sur la consommation de tabac dans les lieux publics affecteraient négativement les chiffres d’affaires des commerçants. Les groupes proposaient même leur propre réglementation en prenant bien soin d’expliquer qu’il s’agirait d’un compromis acceptable pour tout le monde alors qu’en réalité, cette réglementation n’affecterait pas sérieusement la consommation des produits du tabac.

Edelman Worldwide

Les trois fabricants canadiens, dont chacun est lié à un des grands cigarettiers américains, ont repris plusieurs des tactiques élaborées aux USA.

Dans certains cas, on a tout simplement engagé les mêmes firmes de relations publiques qui avaient fait leurs preuves de l’autre côté de la frontière. Ainsi, Imperial Tobacco a confié le dossier des commandites à Edelman Public Relations Worldwide, une multinationale établie à Chicago et à New York qui se vante publiquement de son travail pour Philip Morris. « Les Arts vus par du Maurier », c’est fort probablement une invention d’Edelman.

Il s’agit d’une firme qui a l’habitude de sauver les meubles pour des clients controversés. Des écologistes l’accusent par exemple d’être particulièrement habile dans le greenwashing – les opérations de relations publiques destinées à créer l’impression qu’un grand pollueur se préoccupe de la protection environnementale. C’est Edelman qui a réhabilité Esso après le naufrage du Exxon Valdez et Union-Carbide après la catastrophe de Bhopal.

L’opération « Ralliement pour la liberté de commandites » porte aussi les traces des relationnistes d’Edelman. L’agence a compris que l’opinion publique canadienne et québécoise ne se laisse plus impressionner par le discours habituel des cigarettiers sur la « liberté d’expression »; le seul espoir de bloquer l’adoption de restrictions de leur marketing est de se cacher derrière des groupes plus crédibles et plus populaires tels que les organisateurs d’événements culturels.

Le « Ralliement », dont même le nom laisse entendre à tort qu’il s’agit d’un regroupement spontané, dénonçait surtout les dispositions du projet de loi C-71 interdisant aux fabricants de cigarettes de profiter de la commandite pour promouvoir leurs produits. Une telle interdiction menacerait à coup sûr la survie des événements culturels et sportifs, prétendait-on.

Le Ralliement a même été jusqu’à organiser une importante manifestation sur la Colline parlementaire où plusieurs célébrités du monde culturel et sportif ont exprimé leur opposition au projet de loi juste avant la troisième lecture à la Chambre des communes.

Cette stratégie a fait dévier le débat public sur la survie de ces événements plutôt que sur la nécessité de réglementer les produits du tabac à cause des problèmes de santé qu’ils engendrent. C’était pour ainsi dire la transposition sur la scène politique du plus vieux truc de métier des magiciens : lorsqu’on veut cacher un geste, il faut trouver autre chose, que ce soit une histoire drôle, un costume flamboyant ou un grand bruit, pour tromper la vigilance du public.

Bien que l’opération « Ralliement » n’ait pas empêché l’adoption du projet de loi, elle a toutefois réussi à obtenir des concessions importantes pour les cigarettiers, dont le droit de placer des annonces de commandites dans des publications destinées principalement aux adultes. De plus, l’opération se poursuit : les fabricants espèrent bien faire adopter des amendements pour adoucir la loi C-71 et empêcher le gouvernement québécois de légiférer à son tour dans le domaine.

Même lorsqu’ils perdent les batailles législatives, les cigarettiers savent que la stratégie d’Edelman et des autres agences a des avantages à long terme. L’étiquette « ayatollah antitabac » finit par coller aux organismes de santé publique et devient un obstacle à l’adoption de toute mesure antitabagique.

À venir : encore de l’indignation organisée

Quelque part au Québec, dans un cabinet de relationnistes, il y a sans doute une équipe d’experts qui planifie des opérations-choc contre le projet de loi antitabac du ministre Jean Rochon, dont les organismes de santé publique attendent le dépôt à l’automne.

À surveiller en particulier : l’indignation soi-disant spontanée des restaurateurs, des commerçants et de certains employeurs face aux mesures de protection des non-fumeurs. On nous prédira sans doute, études bidon mais en apparence scientifiques à l’appui, que l’économie québécoise ne pourra résister à cette autre atteinte au « gros bons sens », aux libertés individuelles, aux exigences économiques.

Il y aura fort probablement des sondages biaisés pour nous « prouver » que les trois quarts des Québécois sont convaincus que M. Rochon a une âme de bureaucrate totalitaire – un peu comme les sondages du « Ralliement » censés démontrer l’opposition populaire au projet de loi C-71.

Ce sera la responsabilité des députés, des médias et des défenseurs de la santé publique de se renseigner et d’informer la population sur la vraie nature de cette opposition « spontanée ». Alors qu’on possède de plus en plus de preuves documentaires attestant le cynisme des dirigeants de l’industrie du tabac et de leurs relationnistes, il serait tragique de se laisser prendre encore une fois.

Une lueur d’espoir se dessine toutefois à l’horizon puisque plusieurs enquêtes menées sur les manigances des fabricants de cigarettes sont en cours aux États-Unis et pourraient fort bien mener à des accusations de fraude contre leurs dirigeants. Lorsque le débat sur le projet de loi québécois commencera, nos politiciens et la population en général devraient donc être à l’affût de manigances semblables et prendre des décisions éclairées en fonction de la santé publique.

François Damphousse, directeur du bureau québécois de l’Association pour les droits des non-fumeurs et Francis Thompson