Financés par l’industrie, les dépanneurs canadiens s’attaquent à la contrebande

Les dépanneurs canadiens se sont alliés avec l’industrie du tabac pour enrayer la contrebande de cigarettes, laquelle occuperait près du tiers du marché en Ontario et au Québec. À l’hôtel Château Laurier d’Ottawa, le 1er novembre dernier, l’Association canadienne des dépanneurs en alimentation (ACDA) recevait les principaux acteurs du commerce légal du tabac lors d’un forum intitulé Non à la vente illégale des produits du tabac.

Perdant une portion de leur marché aux mains de réseaux criminels, les trois grands manufacturiers canadiens, en particulier le leader Imperial Tobacco Canada (ITC), investissent beaucoup pour documenter et combattre le fléau de la contrebande. Le forum de l’ACDA, auquel les organismes antitabac furent aussi conviés, était d’ailleurs financé par l’industrie. Ne lésinant pas sur les moyens, l’Association a retenu les services du cabinet de relations publiques National pour organiser l’événement qui réunissait quelque 200 délégués. Tout était gracieusement offert par des commanditaires tabagiques : chambres au Château Laurier*, cocktail dînatoire, repas, conférenciers, inscriptions et traduction simultanée.

Boycott des groupes de santé

Les principaux groupes qui luttent contre le tabagisme ont tous boycotté ce congrès, ne voulant cautionner, par leur présence, ni le déroulement ni les conclusions des travaux. L’organisme Médecins pour un Canada sans fumée avait même demandé à l’ACDA d’annuler son forum et de collaborer, à la place, à une éventuelle conférence coordonnée par un organisme public voué aux intérêts de la population, et non à ceux des détenteurs d’actions. Sa directrice Cynthia Callard croit que Santé Canada et la Gendarmerie royale du Canada (GRC) devraient assumer leurs responsabilités en menant la lutte à la contrebande.

La Coalition québécoise pour le contrôle du tabac a aussi refusé de participer au forum, du fait qu’il était financé par ITC. Son coordonnateur Louis Gauvin a rappelé au président de l’ACDA, Dave Bryans, que l’industrie du tabac et les groupes de santé ont des objectifs diamétralement opposés, même si tous condamnent la contrebande. « En tant que principal bailleur de fonds [du forum], Imperial Tobacco a une influence déterminante sur le choix des conférenciers, le déroulement des discussions, de même que sur la rédaction du rapport final. En d’autres mots, la compagnie peut facilement dicter les conclusions de l’événement », écrivait M. Gauvin.

Directeur des relations publiques d’ITC, Yves-Thomas Dorval a regretté l’absence des groupes de santé. Eux seuls ont la crédibilité pour dénoncer les coûts sanitaires du marché noir, croit-il, car une prévalence accrue des maladies liées au tabagisme découlera de la popularité des cigarettes à bas prix. M. Dorval a indiqué à Info-tabac que l’industrie a soutenu l’événement car elle était la seule intéressée et capable de le faire : « Comme monsieur Gauvin, nous aurions préféré qu’un congrès du genre soit organisé et financé par le gouvernement. »

Les appréhensions de la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac se sont concrétisées. Même si l’organisme hôte ne demande pas encore publiquement une baisse des taxes sur les cigarettes, cette avenue était préconisée par six des 11 conférenciers invités; les cinq autres ont pour leur part démontré l’ampleur et les impacts négatifs de la contrebande.

Sondage à domicile

Premier conférencier du forum, Dom Shiappa, directeur de GfK Research Dynamics, a présenté les conclusions d’un vaste sondage à domicile. Quelque peu dissimulés sous une étude portant sur plusieurs produits de consommation, ses sondeurs ont rencontré des fumeurs à domicile pour leur offrir d’acheter leurs cigarettes à des fins d’analyse. Selon cette méthode, pas moins de 30,5 % du marché québécois serait occupé par la contrebande; le ratio est similaire en Ontario (31,6 %). Dans l’ensemble du pays, les cigarettes illicites accaparent 15,8 % de la consommation.

Pierre Lemieux

Le forum a ensuite donné la parole à Pierre Lemieux, un chargé de cours libertaire qui émet souvent des opinions en faveur du tabac. En 1997, il signait un essai intitulé Tabac et liberté – L’État comme problème de santé publique. M. Lemieux a livré des anecdotes sur le marché noir du parfum et de l’alcool. Sa solution pratique pour endiguer la contrebande du tabac : baisser les taxes.

Plus crédible, Rachelle Deshaies a pris la relève au lutrin. Au nom de la société Researchology, elle a résumé un sondage mené auprès de 300 des quelque 21 000 dépanneurs canadiens. Parmi dix solutions à la contrebande, la proposition de « Baisser les taxes » arrive au dernier rang avec 65 % d’appui. En tête de liste, soutenue par 92 % des répondants, se trouve « L’imposition d’amendes aux personnes impliquées dans la contrebande ».

Mégots près des écoles

Merrill Mascarenhas, du Groupe Arcus, a ensuite raconté la cueillette de 10 253 mégots de cigarettes autour d’écoles secondaires de 44 municipalités de l’Ontario et du Québec. Cette démarche inusitée suggère que 35 % de la consommation des jeunes québécois provient de la contrebande, comparativement à 24 % en Ontario. Certes très coûteuse, l’étude démontre indirectement que les cigarettes légales atteignent aussi les adolescents. Les marques légales, telles que Player’s et du Maurier, alimenteraient ainsi 65 % de la consommation juvénile québécoise.

Norman Inkster

Les organisateurs du forum ont pu compter sur un ancien commissaire de la GRC, Norman Inkster, pour l’allocution principale du forum, ouverte aux médias et présentée lors du dîner. Ayant présidé Interpol (police internationale) de 1992 à 1994, M. Inkster a fait valoir que la contrebande occuperait 7 % du marché mondial du tabac. Ce commerce illicite peut même financer des groupes terroristes. Aujourd’hui en tête d’une firme de détectives ayant obtenu des contrats de l’industrie du tabac, M. Inkster est d’avis qu’il faut abaisser la taxation au Canada.

Après-midi francophone

Alors que les allocutions étaient présentées en anglais jusqu’à ce moment, le forum a fait place à plusieurs orateurs québécois en après-midi, lesquels s’exprimaient en français. Cette session a dû paraître assez longue à la majorité des délégués qui n’eurent que très peu de questions à poser. Présidente de la Fédération des chambres de commerce du Québec, Françoise Bertrand a souligné que la contrebande du tabac nuisait à des milliers de petits commerçants tout en fournissant des fonds aux criminels. Quant à Nicole Ranger, du défunt Conseil scolaire de l’Île de Montréal, elle s’inquiète que les adolescents fument des cigarettes de moins bonne qualité (en laissant entendre que les produits légaux sont meilleurs pour eux). Yvan Delorme, directeur de la Police de Montréal, a pour sa part rappelé les efforts du projet Accès, impliquant plusieurs corps policiers.

Collaboration

Même si la plupart des conférenciers invités considéraient que les gouvernements devaient baisser les taxes sur le tabac, le forum des dépanneurs ne s’est pas conclu par une mobilisation pour cette mesure. Les propos du président Dave Bryans et de l’animateur Prem Benimadhu ont plutôt porté sur une nécessaire collaboration entre les parties intéressées, notamment les Premières Nations et les groupes de santé, afin de trouver et de mettre en place des solutions à la contrebande.

Permis autochtones

Blâmé tant par les groupes de santé que par le gouvernement du Québec pour avoir octroyé 16 nouveaux permis pour manufacturer des cigarettes en territoire autochtone, Revenu Canada a resserré ses règles et en a révoqué huit. L’organisme fédéral était accusé de contribuer à l’expansion du marché noir du tabac, en autorisant la fabrication dans des régions où les policiers et inspecteurs, provinciaux comme fédéraux, n’osent pas intervenir. Selon son porte-parole Harold Fortin, cité par Le Journal de Montréal, Revenu Québec ne se rend pas sur les réserves « où il prévaut une dynamique dont il faut tenir compte ».

Saisie de 7 000 kilos

Le 11 décembre, la GRC et la Sûreté du Québec (SQ) ont procédé à l’arrestation de huit personnes et saisi six véhicules impliqués dans un réseau de contrebande qui alimentait en tabac des manufactures situées à Kahnawake. Depuis juillet 2007, 7 423 kilos de tabac en vrac ont été confisqués, ce qui a été décrit comme « la rupture d’un pipeline allant du sud des États-Unis à la réserve mohawk ».

La SQ rappelle que toute personne qui possède des renseignements pertinents relatifs à la contrebande du tabac peut, en tout temps, communiquer au 1 800 659-4264, ou par courriel au contrebande@surete.qc.ca.

Denis Côté

* Info-tabac a payé lui-même sa chambre d’hôtel.