Trois années à explorer la science secrète de l’industrie
Mai 2005 - No 57
En 2004, l’organisme Médecins pour un Canada sans fumée a obtenu une bourse d’Initiative canadienne de recherche pour la lutte contre le tabagisme (ICRCT) afin d’analyser les documents scientifiques de l’industrie canadienne du tabac, en particulier ceux relatifs à la biologie, la chimie, la conception et la fabrication de la cigarette, de même qu’au comportement du fumeur.
Puisque la plupart des recherches secrètes sur ces sujets ont été conduites au pays par Imperial Tobacco, ses documents furent soigneusement scrutés. Suite à de procès tenus aux États-Unis, l’industrie a dû dévoiler des montagnes d’archives, lesquelles sont accessibles depuis quelques sites Internet.
Ce projet de trois ans est particulier, car il emploie des étudiants et des nouveaux diplômés. Ces derniers peuvent ainsi aiguiser leurs habiletés en recherche et enrichir leur expérience de travail. Les récentes recherches étaient menées par Christine Lobè à Québec, Cyril Sabbah à Montréal, David Hammond à Waterloo et Tim Dewhirst à San Francisco et Saskatoon.
L’équipe s’est réunie à Ottawa en novembre dernier pour partager ses découvertes et planifier les prochaines étapes. Voici quelques-unes de ses trouvailles préliminaires.
Matinée rassure les fumeurs
Le Dr Tim Dewhirst, de l’Université de la Saskatchewan, a relevé que la marque Matinée est présentée comme une cigarette « santé » depuis les années 1970, bien qu’Imperial Tobacco en connaissait déjà les dangers.
Le plan de marketing du cigarettier, pour la Matinée, précisait en 1971 : « À cause des campagnes antitabac persistantes, le public est de plus en plus averti et préoccupé des dangers allégués de l’usage du tabac. Matinée se positionne adéquatement pour profiter de cette situation, par ses bas taux de goudron et de nicotine, et par son approche meilleure pour la santé. »
Les tests d’Ames
Diplômée de l’Université Laval, Christine Lobè a parcouru des centaines de documents concernant les tests d’Ames menés par Imperial Tobacco. Mis au point par le professeur Bruce Ames, de l’Université de Californie, ces tests révèlent certains dangers génétiques potentiels d’un élément chimique. Mme Lobè a découvert que la firme savait depuis longtemps que les différentes formes de fumée de tabac sont mutagènes. Mais ce n’est que des décennies plus tard que les autorités sanitaires ont prévenu le public que la fumée de tabac ambiante peut causer le cancer.
Voici ce qu’un chercheur d’Imperial signalait dans ses travaux en 1981 : « Les deux fumées (principales et secondaires) sont similaires par leur activité mutagène, mais nous ignorons si cela prévaut aussi pour l’activité cancérigène. »
Comportement des fumeurs
Le chercheur David Hammond (postulant à un doctorat à l’Université de Waterloo) a examiné les connaissances d’Imperial Tobacco sur les habitudes des fumeurs des années 70 et 80. Il s’avère que la compagnie en savait beaucoup. Voici une citation d’une de ses chercheuses, Cathy McBride, datant de 1985 : « Les fumeurs de produits ventilés modifient leur comportement davantage que les fumeurs de marques non ventilées. »
On sait aujourd’hui que les fumeurs de marques dites « légères » aspirent davantage la fumée, ou bouchent les trous du filtre avec leurs doigts, de manière à obtenir autant de nicotine.
Perméabilité de la muqueuse
Le biologiste montréalais Cyril Sabbah a découvert que des travaux précurseurs furent menés au nom d’Imperial Tobacco dans les années 1970. Ils prouvent un lien entre la fumée de cigarette et la perméabilité épithéliale bronchique chez le cochon d’Inde. En 1977, le professeur Hogg, oeuvrant pour Imperial, démontra la relation dose-réponse entre la fumée de cigarette et des dommages de perméabilité à la muqueuse trachéo-bronchique du cochon d’Inde. Une infime partie de cette recherche fut partagée avec la communauté scientifique et avec le grand public, même si elle s’avère très significative sur le plan de l’apparition de maladies.
Cette investigation au coeur de la « science secrète » de l’industrie est la seconde à être menée par Médecins pour un Canada sans fumée qui soit financée par l’ICRCT. Une étude antérieure s’était soldée par un inventaire codé de milliers de pages de documents, et une expérience similaire pour de jeunes chercheurs.
Ce projet de trois ans connaît un début prometteur. Au cours de prochaines étapes, les chercheurs publieront leurs découvertes et s’attarderont sur les implications de leurs travaux. Des recommandations seront aussi proposées à Santé Canada, en vue de réglementations.
Neil Collishaw, collaboration spéciale