Une Agence canadienne de prévention du tabagisme?

L’idée de créer une fondation indépendante d’éducation sur le tabac, qu’on croyait morte et enterrée en novembre passé, fait tranquillement son chemin sur la Colline parlementaire à Ottawa, au point de devenir l’enjeu du moment dans le dossier du tabac.

Invoquant une question de procédure, le gouvernement libéral avait décidé à l’automne de bloquer le projet de loi S-13, qui aurait instauré une telle fondation, lorsque ce projet devait être débattu à la Chambre des communes.

En janvier, le ministre fédéral Allan Rock, qui s’est déjà dit partisan du concept au coeur du projet de loi S-13, a annoncé qu’un comité du caucus libéral se pencherait sur les modèles qui s’offrent pour combattre efficacement l’usage du tabac chez les jeunes. Ce comité travaille effectivement à plein régime actuellement, en invitant divers intervenants concernés à venir parler du problème.

Le 3 mars dernier, c’était au tour d’une imposante délégation québécoise d’expliquer l’urgence d’agir pour contrer la machine de marketing des cigarettiers.

Gilles Lépine, directeur général de l’Association régionale du sport étudiant de Québec et infatigable pourfendeur de l’industrie, a rappelé un sondage que son association a réalisé auprès d’enfants du primaire. On a demandé à ces élèves de nommer leur sport favori; le hockey est arrivé en première place, comme on pouvait s’y attendre, mais une surprise désagréable a pris la deuxième place : la course automobile, devant le basket-ball.

Or, souligne M. Lépine, le basket-ball est un sport de masse, pratiqué dans presque toutes les écoles du Québec, alors qu’aucun écolier ne participe à la course automobile, si ce n’est en tant que spectateur de Formule 1. Lorsque Jacques Villeneuve dépasse Michael Jordan comme idole sportive des jeunes, on a malheureusement remplacé la participation et l’exercice physique par le glamour et la cigarette. Selon M. Lépine, c’est un des tristes résultats des 25 millions $ par année que les compagnies de tabac dépensent en commandites au Québec.

Mario Bujold, directeur général du Conseil québécois sur le tabac et la santé (CQTS), a pour sa part affirmé que les outils existent déjà pour combattre le tabagisme juvénile, mais que les moyens nécessaires pour leur utilisation ne sont pas toujours au rendez-vous. La Gang allumée pour une vie sans fumée, le grand projet jeunesse du CQTS, a démarré avec une subvention fédérale et a été très bien accueillie tant par les parents et les professeurs que les jeunes eux-mêmes.

Pourtant, cette subvention n’a pas été renouvelée et ce n’est que grâce à la collaboration de plusieurs Régies régionales de la Santé et des Services sociaux que le projet a pu continuer. Deux anciens de la Gang allumée, David Quirion et Stéphanie Vaillancourt, sont d’ailleurs venus témoigner avec M. Bujold à Ottawa.

Bref, ce n’est pas parce qu’un projet a du succès qu’il recevra le financement nécessaire – et le fait que les intervenants s’entendent sur la nécessité de contrer la publicité pro-tabac ne garantit en rien que des contre-mesures efficaces seront effectivement prises. Le mécanisme d’attribution des fonds doit être à l’abri des pressions politiques pour que de telles contre-mesures restent en place.

L’exemple de la Floride

La validité de ce dernier principe vient malheureusement de se confirmer en Floride. Dans cet État où l’ancien gouverneur, le démocrate Lawton Chiles, était fermement antitabac, un très intéressant projet de campagnes médiatiques contre le tabagisme juvénile a vu le jour l’année passée et attire des commentaires vraiment favorables des spécialistes du monde entier. Or le 18 mars dernier, on apprenait que le directeur du projet démissionnait, sur fond d’intrigues politiques.

Peter Mitchell a claqué la porte après que le successeur de M. Chiles, le républicain Jeb Bush, l’eut rétrogradé. Pour M. Bush, qui défend le programme antitabac contre ses détracteurs dans son propre parti, M. Mitchell a fait du bon travail, mais son agence devrait se concentrer plus sur « l’éducation » et les programmes dans les écoles que sur les publicités-chocs, comme les Demon Awards (voir Les adolescents pourraient bien se rebeller contre l’industrie du tabac et ses produits). Or, l’expertise de M. Mitchell se concentre en publicité.

En même temps, les dernières statistiques du ministère de la Santé de l’État indiquent que la Floride a connu une baisse du tabagisme juvénile l’année passée, rompant ainsi avec la tendance nationale. Malheureusement pour M. Mitchell, ses publicités innovatrices ont trop dérangé l’aile droite du parti républicain, qui dit craindre un pourrissement du climat d’affaires en Floride.

À l’autre bout des États-Unis, l’expérience californienne vient démontrer à la fois l’efficacité des campagnes de dénormalisation et le danger des pressions politiques qu’elles peuvent susciter, a expliqué Louis Gauvin, coordonnateur de la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac, dans sa présentation aux députés.

M. Gauvin a cité une étude du professeur Stanton Glantz, parue dans le Journal of the American Medical Association en mars dernier, qui porte sur les effets de la célèbre Proposition 99, cette taxe dédiée à la prévention du tabagisme qui a été créée par voie de référendum en 1988.

L’étude indique que les campagnes publicitaires financées par la nouvelle taxe ont eu un effet mesurable et marqué sur la consommation de tabac en Californie. L’auteur constate aussi qu’il y a eu des pauses dans cette tendance à deux reprises : lorsque le financement des campagnes a été interrompu pendant environ un an, et lorsque les attack ads contre l’industrie ont été remplacées par les traditionnelles annonces invitant les jeunes à ne pas fumer.

À quand un système comparable au Canada? Il faudrait être bien optimiste pour croire à un nouveau projet de loi avant cet automne, surtout depuis que des rumeurs de remaniement ministériel en juin ont commencé à circuler.

Francis Thompson