Les fumeurs d’âge mineur préfèrent les grandes marques aux cigarettes de contrebande

D’après des données de Santé Canada
Les cigarettes de contrebande ont beau leur coûter bien moins cher, les jeunes sont beaucoup plus portés à fumer des cigarettes fabriquées par les grands cigarettiers, selon l’analyse faite par l’organisme Médecins pour un Canada sans fumée (MCSF) des données de l’Enquête sur le tabagisme chez les jeunes.

MCSF a en effet diffusé le 19 janvier dernier les résultats de cette analyse, qui s’attarde notamment aux marques préférées de jeunes fréquentant l’école primaire ou secondaire. Elle présente également des évaluations des revenus tirés du tabagisme chez les jeunes par les autorités gouvernementales, les multinationales du tabac et les détaillants.

« À l’échelle du pays, le grand vainqueur de la compétition pour initier au tabagisme est Philip Morris International (PMI), dont la filiale canadienne [Rothmans Benson & Hedges] produit les marques préférées de plus du tiers des élèves », signale Cynthia Callard, directrice de MCSF. Mme Callard ajoute que « Japan Tobacco International (JTI) jouit de la fidélité à la marque du quart de ces enfants, et British American Tobacco arrive au troisième rang des marques préférées par le sixième d’entre eux. »

Les marques les plus consommées par les jeunes, selon l’étude, sont Export A, qui obtient 15 %, Canadian Classics, à 13 %, et Belmont, à 11 %. Les marques Macdonald et Du Maurier obtiennent chacune leur faveur à 9 %.

MCSF a aussi constaté que les filles comme les garçons sont davantage attirés par les produits de Rothmans Benson & Hedges (RBH), puisque respectivement 39 % et 32 % de ceux-ci choisissent un produit de ce fabricant. Les cigarettes de RBH sont aussi les favorites dans toutes les provinces : au moins 35 % des jeunes disent préférer l’une de ses marques. Le Québec fait exception : les marques de JTI-Macdonald obtiennent la faveur de 39 %.

Plus petits qu’un iPhone, ces nouveaux paquets de Belmont et de Vogue ont tout pour plaire aux jeunes et aux femmes. Ces cigarettes ressemblent à des pailles.

Ces constats proviennent des micro-données à grande diffusion issues de l’Enquête sur le tabagisme chez les jeunes réalisée par Santé Canada en 2008-2009 au plus fort de la contrebande. Cette enquête a été menée dans des écoles primaires et secondaires (de la 6e à la 12e année), auprès d’un échantillon de plus de 50 000 élèves de toutes les provinces. L’enquête n’a pas porté sur la situation dans les territoires.

Ces résultats ont amené MCSF à estimer que les revenus de l’industrie attribuables aux jeunes fumeurs canadiens totalisent 14 millions $ par année. Les gouvernements fédéral et provinciaux reçoivent, collectivement, 83 millions $ par année provenant des taxes sur les cigarettes fumées par la jeunesse canadienne. Voilà qui représente 380$ par an pour chacun des 220 000 jeunes fumeurs au pays.

Tabac amérindien : les ados moins attirés que les adultes

Un article du Canadian Medical Association Journal publié en 2009 a porté à croire que la cigarette de contrebande — ou celle que l’on achète dans des réserves amérindiennes — correspondait à 17 % de la consommation totale des adolescents en 2006-07. Ce pourcentage était plus élevé au Québec et en Ontario, où il grimpait à 25 %. Ces estimations étaient basées sur un sous-échantillon de 299 jeunes fumeurs quotidiens au Québec et 384 en Ontario, parmi un échantillon total de 41 800 personnes interrogées.

Par ailleurs, la firme de recherche Arcus Group, pour le compte de l’Association canadienne des dépanneurs en alimentation (ACDA), a visité au printemps 2008 la cour de 155 écoles secondaires (80 en Ontario, 75 au Québec), ainsi que les alentours, afin de ramasser les mégots de cigarette laissés dans les espaces collectifs entourant chaque établissement. La collecte s’est faite après les classes. En tout, 22 498 mégots ont été ramassés, examinés et classés selon trois sources : marques vendues là où les cigarettes sont taxées, contrebande ou inconnue. L’étude affirmait que 26 % des mégots trouvés autour des écoles secondaires en Ontario provenaient de cigarettes de contrebande; cette proportion montait à 36 % au Québec. Arcus avait fait le même travail autour des écoles en 2007 et l’a refait en 2009, mais pas en 2010, ou l’a refait, mais l’ACDA n’a pas rendu les résultats publics.

L’analyse réalisée par MCSF des données de l’Enquête sur le tabagisme chez les jeunes révèle que les cigarettes « indiennes » constituent le premier choix de moins d’un dixième des fumeurs d’âge scolaire au Canada. En conséquence, plusieurs partisans de la lutte contre le tabagisme croient que l’attention portée par l’ACDA et d’autres intervenants aux fumeurs de tabac de contrebande chez les écoliers est une stratégie de diversion.

Une recherche de l’Institut de la statistique du Québec (ISQ) auprès des élèves du secondaire, parue en 2009, a aussi montré qu’en 2008, environ 49 % des élèves mineurs qui fument au Québec n’avaient jamais essuyé de refus de leur vie lors de l’achat de cigarettes dans des points de vente légaux, alors que la vente aux mineurs est pourtant interdite. Les autres fumeurs mineurs n’avaient pas forcément échoué à chaque essai. L’enquête de l’ISQ faisait aussi voir à quel point les parents et les proches contribuent à l’approvisionnement des adolescents en tabac, taxé ou non.

« Chaque jour au Canada, un million de cigarettes est fumé par des enfants d’âge scolaire, affirme Mme Callard. La plupart ont été fabriquées en toute légalité et dûment taxées. En s’attardant à ce 10 % de jeunes qui les boudent au profit des fabricants de cigarettes illégales, les cigarettières et leurs détaillants tentent de détourner l’attention de leur propre contribution coupable à la persistance d’une maladie tout à fait évitable : la dépendance au tabac. Sur le plan de la santé, il n’y a aucune différence entre le risque encouru par le jeune qui fume une cigarette, qu’elle ait été fabriquée légalement ou non. Les deux créent l’accoutumance, constituent le même cocktail de produits chimiques toxiques et peuvent causer la mort ou un décès prématur頖 et c’est d’ailleurs ce qu’elles font. »

De son côté, Santé Canada rappelait, dans un document en ligne depuis septembre 2009, que fumer des cigarettes légales présente les mêmes risques d’effets nocifs pour la santé que fumer des cigarettes de contrebande.

Neutraliser l’emballage?

Puisque les jeunes préfèrent les grandes marques, ne serait-il pas utile de faire disparaître les emballages chatoyants et différenciés qu’utilisent les compagnies pour distraire l’attention du fumeur et du futur fumeur de l’uniforme nocivité des contenus?

Le psychologue David Hammond de l’Université de Waterloo, en Ontario, a publié en mars 2010 une étude intitulée Plain Packaging Regulations for Tobacco Products: the Impact of Standardizing the Color and Design of Cigarette Packs. Le document traite de l’effet qu’aurait une réglementation qui imposerait un emballage neutre aux produits du tabac et une uniformisation de la couleur ou de la forme des paquets. Selon Hammond, un tel emballage réduirait considérablement l’attrait de la marque, surtout chez les mineurs et les jeunes adultes. La conclusion d’Hammond était déjà celle de plusieurs chercheurs à travers le monde, notamment Simon Chapman et Becky Freeman, dans un article paru dans la revue Addiction en avril 2008.

Si les emballages étaient neutres et uniformes, le nom de la marque écrit en petits caractères uniformes à l’encre noire serait la seule façon de distinguer un paquet d’un autre. Tous les paquets seraient essentiellement d’un brun ou gris peu voyant, ou d’une autre couleur peu attirante. Tous les autres constituants de l’emballage — format, texture, matériau, ouverture — seraient identiques. C’est dire qu’il n’y aurait plus d’emballages métallisés, au fini brillant ou ornés de lettres en relief (sauf, peut-être, pour faire ressortir une mise en garde sanitaire). Les mises en garde et la liste des produits toxiques contenus dans le produit seraient encore plus visibles. Les restrictions en question s’appliqueraient aussi à l’emballage des cartouches de cigarettes et à toute partie de l’emballage pouvant être vue par le consommateur.

L’image de la marque est primordiale pour l’industrie du tabac.  En témoigne ce propos de Don Brown, ex-PDG d’Imperial Tobacco Canada : « Le produit lui-même […] est très intéressant parce qu’il n’y a guère de différence entre les cigarettes, surtout au Canada, où nous utilisons tous la même sorte de tabac sans y ajouter le moindre parfum. Donc, sans l’emballage ou le nom de sa marque, il est très difficile de distinguer un produit d’un autre, à plus forte raison les yeux fermés. On peut dire si le tabac est très doux ou très fort, et y voir à l’occasion des caractéristiques différentes. Mais, les yeux fermés, on aurait bien du mal à distinguer un produit d’un autre. Une fois emballé et doté d’un nom, le produit acquiert de nombreuses caractéristiques qui lui sont propres. » (Cité dans Cunningham (1996), La guerre du tabac : l’expérience canadienne)

Le principe de l’emballage neutre a reçu l’aval de 171 pays, dont le Canada, qui ont ratifié la Convention-cadre de l’Organisation mondiale de la santé pour la lutte antitabac. Ayant pris connaissance de recherches qui démontrent qu’un tel emballage rend le tabac moins attrayant aux yeux des jeunes et renforce l’impact des mises en garde sanitaires, les parties au traité international ont recommandé unanimement d’éliminer l’effet du travail publicitaire ou promotionnel en rendant obligatoire l’emballage neutre.

La FCCQ contre l’emballage neutre et pour le lancement de nouveaux produits

L’Assemblée nationale a ratifié en décembre 2004 la Convention-cadre de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) pour la lutte antitabac. Les ministres des Relations internationales et de la Santé de l’époque, Monique Gagnon-Tremblay et Philippe Couillard, avaient obtenu l’appui unanime des députés.

La possibilité que Québec, lors d’une refonte de la Loi sur le tabac, impose, comme le recommande l’OMS, un emballage neutre aux produits du tabac a été prise au sérieux par la Fédération des chambres de commerce du Québec (FCCQ). Dans une lettre datée du 23 septembre 2010 au ministre Yves Bolduc, lettre dont Info-tabac a obtenu copie grâce à une demande d’accès à l’information, la présidente-directrice générale de la FCCQ, Françoise Bertrand, écrit que l’introduction d’emballages neutres « non seulement contrevient à la réglementation internationale sur les marques de commerce, mais elle favorise également la vente de produits par les fabricants illégaux ».

L’idée que la réglementation internationale des marques de commerce puisse empêcher légalement l’uniformisation des emballages de tabac a été réduite en miettes par les juristes experts de l’Organisation mondiale pour la propriété intellectuelle, dans leur réponse, dès 1994, à des demandes d’avis adressées par l’industrie elle-même. Cela n’a pas empêché les multinationales du tabac et leurs groupes de façade de répéter souvent et partout la thèse inverse.

Mme Bertrand affirme aussi au ministre de la Santé que d’« empêcher la commercialisation de nouveaux produits du tabac », une mesure réclamée en 2010 par 22 300 sympathisants de la Société canadienne du cancer (SCC) au Québec, «aurait pour conséquence de limiter la compétition sur le marché tout en donnant à nouveau l’avantage au marché illicite ».  

« Il est troublant de voir la FCCQ reprendre quasiment mot pour mot les arguments avancés par l’industrie du tabac. Le but premier d’une refonte de la Loi sur le tabac est de protéger la santé du public en général, mais aussi d’éviter que des milliers de jeunes ne s’initient au tabagisme à chaque année », a commenté Marc Drolet, directeur des affaires publiques à la division du Québec de la SCC. « Nous ne croyons pas que la compétition sur le marché des produits de tabac doive être encouragée, surtout quand le produit en question tue plus, à chaque année, que les accidents de la route, le sida, la drogue, l’alcool, les incendies, les meurtres et les suicides… réunis », ajoute M. Drolet.

Pierre Croteau

Joey Strizzi