Augmentation fulgurante des dépenses publicitaires des cigarettiers au Québec

Loin de se plier à la volonté du législateur, les cigarettiers canadiens dépensent de plus en plus pour faire la promotion de leurs produits. Au Québec, on note une croissance particulièrement spectaculaire des budgets publicitaires.

Ce sont là les deux résultats les plus marquants d’une étude réalisée par la firme AC Nielsen pour le compte de l’organisme Médecins pour un Canada sans fumée et présentée au Comité permanent de la Santé de la Chambre des Communes.

Au Québec, les dépenses publicitaires de l’industrie du tabac étaient de 3,79 millions $ en 1995, soit 0,52 $ par habitant. Ce chiffre est passé à 0,97 $ en 1996 et à 1,33 $ en 1997. Dans les six premiers mois de 1998, les dépenses atteignaient 0,87 $ par habitant, soit 1,74 $ sur une base annuelle. On peut donc dire que ces dépenses ont triplé en trois ans. La progression a été moins rapide dans les provinces anglophones, où les dépenses per capita ont tout de même doublé : 0,40 $ en 1995, 0,79 $ en 1997.

Il faut bien noter que l’étude Nielsen ne rend compte que d’une partie des dépenses de marketing des cigarettiers : elle ne comptabilise pas la promotion aux points de vente, en particulier les paiements aux détaillants pour que ceux-ci mettent les paquets de cigarettes bien en vue derrière le comptoir. En 1996, ces paiements s’élevaient à 60 millions $ pour l’ensemble du Canada, soit trois fois plus que toutes les dépenses publicitaires recensées par Nielsen. L’étude ne tient pas non plus compte de la promotion sur le site des événements commandités, dans les bars et restaurants, ou dans les hebdos tels Voir ou Ici.

Par contre, ces chiffres englobent à la fois la publicité directe pour une marque de cigarette (exemple : « Nouvelle allure, toujours elle-même – Export ‘A’ »…) et la publicité qui prend pour prétexte une commandite (exemple : « Export ‘A’ – Va jusqu’au bout »). Il est intéressant de constater que la commandite est restée le moyen publicitaire privilégié de l’industrie, même durant l’intermède de 1995 à 1997 au cours duquel la publicité directe était redevenue légale. Tant en 1996 qu’en 1997, la publicité de commandite et d’autres formes de publicité indirecte comptaient pour plus des trois quarts des budgets publicitaires de l’industrie au Québec.

Pourquoi l’écart?

Comment expliquer l’écart grandissant entre les budgets consacrés à la promotion du tabagisme au Québec et l’argent dépensé dans les provinces anglophones? Ce n’est pas conforme aux tendances observées pour d’autres produits de consommation; il coûte généralement moins cher par habitant d’acheter de la publicité au Québec qu’au Canada anglais. (En fait, le prix de la publicité est généralement proportionnel au revenu moyen du public cible; or, le revenu moyen des Québécois est moins élevé que la moyenne canadienne.)

On pourrait aussi supposer que le Québec a tout simplement plus d’événements « commanditables » que le Canada anglais – la manie des festivals est sans doute plus répandue au Québec.

Toutefois, les dépenses publicitaires des cigarettiers sont souvent sans grand rapport avec l’envergure des événements commandités; une petite course de motoneiges peut donner lieu à autant de panneaux-réclame qu’un grand rassemblement culturel. De plus, plusieurs des grandes campagnes actuellement en cours, dont celle vantant le Conseil des arts du Maurier, ne sont même pas reliées à un événement en particulier.

Il reste deux hypothèses crédibles. Le Québec connaît encore des taux de tabagisme bien au-dessus de la moyenne nord-américaine; il est possible que l’industrie du tabac ait déjà mis une croix sur les perspectives à long terme pour le marché canadien-anglais, mais espère tirer son épingle du jeu chez les francophones. L’industrie du tabac a longtemps eu meilleure presse au Québec, ce qui laisse aussi plus de marge de manoeuvre pour faire de la publicité à haute visibilité.

Une autre possibilité a été évoquée par la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac : les cigarettiers ont peut-être augmenté leurs budgets de promotion au Québec dans l’espoir de bloquer l’adoption d’une loi québécoise sur le tabac.

« Selon nous, il est raisonnable de croire que, lorsque les compagnies de tabac investissent dans la publicité, ils font d’une pierre deux coups : ils attirent de nouveaux jeunes fumeurs et s’efforcent de bloquer les lois antitabac, a affirmé Louis Gauvin, coordonnateur de la Coalition. Cette tendance à la hausse se voit aussi maintenant en Colombie-Britannique, où le gouvernement s’apprête à étudier une loi antitabac extrêmement sévère. Il est clair que les compagnies de tabac utilisent la publicité et le marketing pour faire une pression indirecte sur nos députés, notamment en augmentant la dépendance des événements populaires envers leur commandite. »

Lois fédérales contournées par la commandite

L’étude Nielsen commandée par Médecins pour un Canada sans fumée permet de compléter la série de données que la firme avait déjà relevées pour le compte de Santé Canada sur la période 1987 à 1994.

On peut donc constater que les budgets publicitaires des cigarettiers ont atteint leur sommet en 1988, avant l’entrée en vigueur des restrictions contenues dans la Loi réglementant les produits du tabac; ces budgets atteignaient alors 33,5 millions $. Suite à cette loi fédérale, les dépenses ont chuté de façon assez radicale (12,9 millions $ en 1989, 5,6 millions $ en 1990), pour ensuite commencer à remonter en 1993, en grande partie à cause de la réorientation des budgets vers la publicité de commandite.

Ainsi, les dépenses publicitaires dans la catégorie « événements et promotion » ne totalisaient même pas 1 million $ au Canada en 1987; dix ans plus tard, elles étaient de 17,4 millions $!

L’entrée en vigueur de la Loi sur le tabac au fédéral n’a pas mis de frein aux activités promotionnelles de l’industrie. Celle-ci a tout simplement transféré les budgets dégagés par l’interdiction de la publicité directe dans la publicité indirecte, qui prend la commandite comme prétexte mais qui ressemble drôlement à la publicité de marque.

Ce transfert a eu un autre effet fort inquiétant : le retour en force de la publicité du tabac à la télévision et à la radio, phénomène pratiquement inconnu depuis une génération mais redevenu possible en passant par la commandite. Les cigarettiers s’étaient retirés des médias électroniques en 1971 pour éviter l’adoption d’une loi fédérale interdisant toute publicité; cette autocensure ne tient plus depuis le début des années 1990, et les dépenses publicitaires de l’industrie dans les médias électroniques atteignaient 4,7 millions $ en 1997.

On peut donc conclure, sans exagération, que les dispositions de la loi C-71 concernant la promotion du tabac seront sans effet jusqu’au moment où on s’attaquera réellement à la commandite.

Francis Thompson