Cigarettes sans fumée : un nouveau marché pour les cigarettiers
Octobre 2018 - No 133
Le marché des « cigarettes sans fumée » continue d’évoluer et de redéfinir le monde du tabac. Tour d’horizon des nouveaux produits de tabac chauffé et cigarettes électroniques, ainsi que des stratégies mises en œuvre par les grands cigarettiers pour en vendre.
On n’a jamais autant parlé des produits de tabac à risque réduit, ou sans fumée. Même s’ils accaparent moins de 5 % du marché, les cigarettes électroniques et les produits de tabac chauffé attirent particulièrement l’attention. Leur allure ainsi que leur mode d’utilisation rappellent la cigarette combustible, ce qui suscite autant de craintes que d’espoirs. Depuis une dizaine d’années, le marché suscite un fort engouement et pourrait atteindre 43 G$US d’ici 2023, selon Research and markets. Les cigarettiers ont grandement développé leur offre de cigarettes dites « de nouvelle génération » depuis les derniers articles d’Info-tabac à ce sujet. Ces multinationales poursuivent désormais trois grands objectifs : concurrencer les distributeurs indépendants, s’approprier un nouveau marché et, à l’encontre de toute logique, se positionner comme des alliés de la santé publique. Bien malin toutefois qui pourra prédire l’avenir commercial des cigarettes sans fumée. Le marché du tabac chauffé, qui suscitait ces dernières années un important engouement au Japon, semble s’essouffler. De même, la cigarette électronique NJOY, grande vedette du secteur il y a à peine cinq ans, a cédé sa place à JUUL, une cigarette électronique qui accapare aujourd’hui presque 70 % du marché aux États-Unis.
Une vieille technologie remise au goût du jour
Les premières cigarettes dites à risque réduit ont été commercialisées dans les années 1980 et 1990 par R.J. Reynolds Tobacco, aujourd’hui détenu par British American Tobacco (BAT). Les produits de tabac chauffé Premier et Eclipse « cuisaient » le tabac avec du charbon, sans le brûler, afin d’en extraire la nicotine et les saveurs. Quelques années plus tard, Philip Morris lançait Accord, un produit similaire qui utilisait toutefois l’électricité pour chauffer le tabac. Les cigarettiers soutenaient que ces produits étaient plus sécuritaires que le tabac combustible tout en offrant une expérience similaire. Par manque d’intérêt des consommateurs, Premier, Eclipse et Accord ont néanmoins été peu à peu retirés du marché.
Aujourd’hui, face à la popularité des cigarettes électroniques, les cigarettiers ressortent ces vieux modèles de tabac chauffé, en dépoussièrent la technologie et les remettent sur le marché. À la demande de BAT, la Food and Drug Administration (FDA) vient même de classer la version actuelle de la cigarette Eclipse comme « substantiellement équivalente » à celle commercialisée autrefois. Cela signifie que celle-ci n’est pas plus dangereuse ni plus toxicomanogène (addictive) que l’ancien modèle et qu’elle peut donc être vendue aux États-Unis. Le produit de tabac chauffé IQOS (qui est le descendant direct de la cigarette Accord) est aussi en attente d’une autorisation similaire de la FDA. Son fabricant, Philip Morris, aimerait que celui-ci soit classé comme un produit au risque modifié (modified risk tobacco product). Cela permettrait que l’IQOS soit présenté comme moins dangereux que les produits du tabac conventionnels.
Cigarettes électroniques : un nouveau joueur
Le marché des cigarettes sans fumée compte depuis 2015 un nouveau joueur : la cigarette électronique JUUL, qui est disponible au Canada depuis septembre. Ce produit soulève une certaine controverse en raison de l’engouement qu’il suscite auprès des jeunes. (Cet emballement est tel que la FDA a saisi des documents dans les bureaux de JUUL Labs, en octobre 2018, afin de vérifier si le marketing de la compagnie vise sciemment les jeunes.) La popularité de JUUL semble autant liée à son allure qu’à sa technologie. D’abord, cet appareil qui ressemble à une clé USB tient dans la paume, ce qui permet de l’utiliser avec discrétion. Ensuite, l’inventeur du produit – JUUL Labs – a breveté un nouveau e-liquide qui donne à l’usager de fortes doses de nicotine sans goût âcre. La clé : des sels de nicotine, créés en ajoutant un acide à la nicotine. L’enthousiasme du public pour le JUUL est tel que les cigarettiers ont lancé des modèles utilisant un procédé similaire : myblu (Imperial Brands), STEEM (Philip Morris International) ou Vuse alto (BAT).
Enfin, on trouve toujours sur le marché plusieurs modèles de cigarettes électroniques « classiques » dont la nicotine épurée (freebase nicotine) entraîne un goût âcre à fortes doses. Ces cigarettes électroniques présentent différentes caractéristiques et différentes formes. Règle générale, les distributeurs indépendants proposent des modèles variés dont les différentes propriétés peuvent être modifiées afin d’obtenir plus de vapeur, par exemple. Au contraire, les modèles commercialisés par les cigarettiers sont peu personnalisables. De plus, leur allure est souvent proche de celle des cigarettes combustibles – plutôt étroite et allongée –, bien qu’il y ait des exceptions.
Des alliés de la santé publique?
Au-delà de leur apparence, les cigarettes électroniques et le tabac chauffé se présentent comme plus sécuritaires et issus de la science. Parfois, le marketing leur donne aussi un côté glamour et moderne. Les magasins d’IQOS rappellent ceux d’Apple et accueillent souvent des événements. Certains magasins en Ontario, par exemple, proposent des 5 à 7 (meet and greet), rappelant les soirées du début des années 2000 aux couleurs des cigarettes du MAURIER d’Imperial Tobacco Canada (ITC).
Bien que les études définitives sur la dangerosité de ces produits ou leur impact sur la cessation tabagique restent à venir, leurs fabricants les présentent comme des alliés de la santé publique qui contribueront à la réduction du tabagisme. Par exemple, ITC a profité du lancement de la cigarette électronique Vype sur le marché canadien pour affirmer, par communiqué, que « le véritable changement s’opérera à la faveur d’outils de réduction des méfaits et non de lois contraignantes ». De son côté, PMI, le plus grand cigarettier au monde, s’est engagé à cesser de vendre des cigarettes en Grande-Bretagne un jour et à verser 1 G$ à la Fondation pour un monde sans fumée sur une période de 12 ans. En France, BAT a été jusqu’à envoyer une lettre recommandée à des professionnels de la santé pour leur proposer une discussion sur ses produits à risque réduit.
Des messages contradictoires
Dans le milieu de la santé publique, on voit ces efforts des cigarettiers comme une tentative intéressée de redorer leur industrie et de maintenir leurs ventes alors que les normes entourant le tabac ont changé. D’ailleurs, le souhait affiché des cigarettiers de contribuer à la santé publique ne correspond guère à leurs comportements. Par exemple, à côté de son centre de recherche sur les nouveaux produits du tabac, PMI possède une usine capable de fabriquer jusqu’à 17 G de cigarettes par année, rappelle le magazine réputé The Economist. De même, alors que BAT France invite les professionnels de la santé à parler de réduction de risque, le siège social de la compagnie, au Royaume-Uni, a abandonné en janvier 2017 la commercialisation de Voke : le seul produit de vapotage approuvé comme un médicament dans le monde. Enfin, malgré leur volonté de contribuer à la santé publique, les cigarettiers continuent de s’opposer à de nombreuses mesures de lutte contre le tabagisme. Au Canada, ils contestent devant les tribunaux l’agrandissement des mises en garde de 50 à 75 % de la surface des emballages, en vigueur depuis 2012. Sans compter les nombreux procès qu’ils ont intentés contre l’emballage neutre ou leurs récentes campagnes contre l’interdiction des cigarettes au menthol.
En somme, bien qu’on ignore encore les effets exacts des cigarettes électroniques et autres produits du tabac sans fumée sur la santé ou la cessation tabagique, il est indéniable que ceux-ci influenceront la lutte contre le tabagisme. Par contre, pour les cigarettiers, il semblerait qu’il ne s’agisse que d’un article de plus à vendre.
Anick Labelle