Stan Shatenstein : la défense des droits et la banalité de la mort

Le journaliste montréalais indépendant Stan Shatenstein est, depuis plus de 15 ans, l’un des principaux intervenants mondiaux de la lute antitabac. Il a été engagé en 1995 par le ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec pour mener une recherche sur les lois régissant la fumée secondaire dans le monde. Sa recherche a contribué à l’élaboration de la première loi antitabac du Québec, la Loi sur le tabac de 1998.

Depuis ce jour, M. Shatenstein exerce une influence considérable en informant le public des nouveaux faits et enjeux associés au tabac dans ses éditoriaux et des bulletins d’information en ligne toujours très éloquents.

Les prix Luther L. Terry sont décernés à chaque trois ans par la Société américaine du cancer. M. Luther L. Terry (1911-1985) est ancien Surgeon General américain, dont le rapport de 1964 (qui identifiait et dénonçait les méfaits du tabagisme) a servi de fondement à plusieurs mesures antitabac.

La Revue de presse a été son premier bulletin électronique, suivi de Tobacco News Online; M. Shatenstein travaille aujourd’hui pour les deux principaux services journalistiques mondiaux de la lutte antitabac, en  qualité de collaborateur de la revue scientifique Tobacco Control et de coordonnateur du GLOBALink News and Information Monitoring Service. Il est le coauteur de deux livres : Profits over People (les profits avant les gens) publié en 2002 par l’Organisation panaméricaine de la santé, et Cancer : My Story (le cancer : mon histoire), publié en 2006 et basé sur des textes rédigés en collaboration avec son ami d’enfance feu Daniel Feist.

Le Prix de service communautaire Luther L. Terry lui a été décerné à la 15e Conférence mondiale sur le tabac ou la santé, à Singapour le 21 mars 2012, pour rendre hommage à son engagement incessant dans la lutte antitabac. Nous avons rencontré M. Shatenstein pour parler de son travail de journaliste indépendant et connaître son point de vue sur plusieurs enjeux associés au tabac.

Info-tabac : Je tiens d’abord à vous féliciter d’avoir été choisi comme récipiendaire du Prix de service communautaire Luther L. Terry. Qui a proposé votre candidature?

Stan Shatenstein : C’est Simon Chapman, un professeur australien très connu, également lauréat d’un prix Luther L. Terry, mais dans la catégorie leadership exemplaire (Outstanding Leadership). Nous nous connaissons bien et j’ai été très flatté qu’il présente ma candidature.

I-t : J’ai l’impression que vous êtes l’un des porte-parole les plus militants de la lutte antitabac. Vous décririez-vous de cette façon?

SS : Je ne sais si j’emploierais le terme « militant ». Vous avez droit à votre avis et les autres aussi. Je m’exprime souvent avec conviction et j’ai écrit au fil des ans de nombreux articles d’opinion et des centaines de lettres ouvertes dont beaucoup ont été publiés et beaucoup sont restés inédits; c’est devenu une des facettes de ma personnalité publique. Si vous voulez appeler cela militantisme…

I-t : Il s’agit plutôt de l’engagement extrême, et le mot « militant » ne convient peut-être pas ici…

SS : Si j’hésite sur le choix de ce mot, c’est que vous touchez une question  importante pour moi. Je me suis engagé dans la lutte antitabac en tant que rédacteur indépendant, car je désire rester impartial dans les textes que je rédige. Alors quand vous dites « militant », vous soulignez mon côté d’ardent défenseur qui fait valoir énergiquement ses idées, ce que je ne nie pas puisque c’est ce que je fais dans une certaine mesure. Mais soulignons également que mon approche est rigoureusement factuelle. Autrement dit, avec des arguments fondés sur la science et les faits, je peux m’exprimer haut et fort, sans nécessairement me considérer comme un militant.

I-t : Dans une publication récente du Medical Journal Update, vous avez mentionné une étude menée par John Pierce et intitulée « Quitlines and Nicotine Replacement for Smoking Cessation: Do We Need to Change Policy? » (les lignes d’aide aux fumeurs et le remplacement de la nicotine pour l’abandon du tabac : devons-nous changer d’approche?). Avons-nous accordé trop d’importance aux thérapies de remplacement de la nicotine comme méthode d’abandon du tabac?

SS : C’est un sujet de polémique chez les intervenants de la lutte antitabac dont il faut discuter. D’une certaine façon, les deux camps ont raison. Ce n’est pas que j’hésite à prendre position. C’est que les taux d’abandon du tabac sont plus élevés avec la thérapie de remplacement de la nicotine, et que, compte tenu du nombre de fumeurs qui veulent arrêter de fumer, toute méthode qui accroît leurs chances de réussite est valable. Cependant, la grande majorité des gens – comme le soutiennent Simon Chapman et d’autres – arrêtent « à froid », sans aucune forme d’aide. La médicalisation de l’abandon du tabac et l’idée que les gens ne réussiront pas à arrêter de fumer sans outil d’aide à l’abandon du tabac crée une distorsion. Je pense que l’aide à la cessation est utile pour certaines personnes, et je ne crois pas que les gens qui en font la promotion soient à la solde des grandes entreprises pharmaceutiques. Je pense qu’il est légitime de chercher de l’aide, puisque c’est une dépendance pharmacologique, mais c’est également une dépendance comportementale.

I-t : Et tous les fumeurs se situent à un certain point de ce continuum, n’est-ce pas?   

SS : Exactement. C’est pourquoi je considère que la panoplie complète des méthodes doit être offerte, mais je crois aussi que le débat est sain, car les ressources financières sont limitées. Et si on investit des fonds importants dans l’aide à l’abandon du tabac, on doit examiner très sérieusement les résultats; c’est ce que certaines personnes font à l’heure actuelle, et je crois que c’est très bien.

I-t : Après plusieurs décennies de déclin constant du tabagisme, le nombre de fumeurs semble s’être stabilisé au cours des dernières années. D’après l’Enquête de surveillance de l’usage du tabac au Canada, les taux d’usage du tabac ont chuté de 25 % de la population en 1999 à 19 % en 2005, et les cinq années suivantes ont connu une baisse de seulement 2 %, passant de 19 % en 2005 à 17 % en 2010. Les gouvernements, les médias et le public ont-ils baissé leur garde contre l’épidémie de tabagisme? 

SS : Tout à fait, et c’est là l’un de mes principaux arguments. Une grande partie de mon travail consiste à bien informer le public afin qu’il maintienne la pression sur le gouvernement et les médias. Mais ayant travaillé en qualité de journaliste, je peux vous dire qu’il y a beaucoup de paresse et un grand désir de nouveauté. Vous savez, « Qu’y a-t-il de nouveau? Pourquoi faire un reportage sur ce thème maintenant? Nous le savons déjà ». Si vous sondez un peu la compréhension du public au-delà du lien évident entre le tabagisme et le cancer du poumon, vous constaterez que l’ensemble des maladies associées au tabac constitue un vaste sujet que les gens ne connaissent pas vraiment.

Voici la question que je poserais maintenant : « À quand remonte la dernière grande campagne fédérale visant à informer le public des dangers du tabac à la télévision ou dans les médias? » Il n’y en a pas eu. Et après dix ans d’efforts, nous aurons enfin les nouvelles mises en garde. La taille des mises en garde a augmenté de 50 à 75 %, mais de nombreux pays ont éclipsé le Canada, dont l’Australie qui a pris les devants avec la banalisation des emballages; ces emballages neutres y sont contestés, mais il y a de fortes chances que l’Australie rende obligatoires les premiers emballages neutres au monde, ce qui est, à mon avis, une énorme réalisation.

I-t : Pensez-vous que cela aura un effet boule de neige ailleurs dans le monde?

SS : Sans aucun doute. Nous l’avons vu dans l’exemple du Canada avec l’imposition des premières mises en garde illustrées. C’était fortement contesté à l’époque, et nous en connaissons maintenant la réussite. Vous savez, la question des droits de propriété intellectuelle a été bien réglée, car essentiellement les gouvernements n’enlèvent pas les marques de commerce des compagnies, ils leur imposent simplement de placer une mise en garde d’utilisation équitable. Et lorsqu’il s’agit des produits du tabac, toute taille de mise en garde d’utilisation est équitable, étant donné l’ampleur du problème.

I-t : À plusieurs occasions, vous avez parlé de la « banalité de la mort » pour décrire la relative difficulté à publier les histoires d’horreur liées au tabagisme dans les premières pages des journaux, car ce ne sont pas vraiment des nouvelles, puisque le tabac tue des gens constamment. Pouvez-vous décrire le phénomène tel que vous le concevez?

SS : Souvenons-nous d’une citation de Staline : « La mort d’un homme est une tragédie. La mort d’un million d’hommes est une statistique. » Il y a également ce cliché en journalisme : « S’il y a du sang, ça vend. » Mais nous ne voyons pas le sang dans les décès liés au tabagisme. Bien sûr, en parlant de banalité de la mort liée au tabac, je fais le lien avec la notion de « banalité du mal » de Hannah Arendt, voulant que le mal réside dans les actions banales et quotidiennes posées par des gens qui constituent une industrie entière.

Dans le domaine du tabagisme, il y a la banalité des gens qui consomment un produit que l’on trouve partout et qui les rend malades. Et ils tombent malades des années après avoir commencé à fumer, et souvent, beaucoup d’années s’écoulent avant qu’ils n’en meurent. Certains fumeurs meurent brusquement d’une crise cardiaque – un risque associé au tabac qui est sous-estimé par le grand public – mais il s’agit d’un processus lent, et les processus lents ne font pas de bons sujets de reportage, ne font pas la une des journaux, et deviennent une toile de fond banale de notre monde habituel. Les gens perdent la bataille un fumeur à la fois, mais l’effet cumulatif est massif et éclipse toutes les autres causes de mortalité.

I-t : Un recours collectif de 27 milliards $ intenté par les nombreuses victimes de l’industrie du tabac contre Imperial Tobacco, Rothmans Benson & Hedges, et JTI-Macdonald a débuté le 12 mars au Palais de justice de Montréal. Que pensez-vous du procès et du résultat possible?

SS : Les choses peuvent aller dans un sens comme dans l’autre. Il est très possible que ce recours collectif obtienne gain de cause, mais ce n’est que mon analyse des autres procès qui ont eu lieu ailleurs dans le monde. Sachant combien de temps il a fallu pour arriver jusque-là, et connaissant l’ampleur des moyens financiers de l’industrie, je les crois bien capables de continuer à retarder toute action. Je pense que ce serait évidemment formidable, mais même un verdict  favorable n’apportera pas nécessairement le changement. Comme nous l’avons dit pour le Canada, les taux de consommation diminuent graduellement. Nous n’assistons pas à une révolution, mais à une évolution. Les choses vont en s’améliorant et beaucoup de personnes meurent entre-temps. Alors c’est avec une certaine circonspection que j’accueille l’adoption d’un projet de loi ou l’annonce du résultat d’un procès.

Geoffrey Lansdell