La dénormalisation est-elle toujours d’actualité?

En ce début de 21e siècle, alors que de nombreux progrès ont été enregistrés en matière de lutte contre le tabagisme, la dénormalisation a-t-elle toujours sa raison d’être? « Oui, et plus que jamais », estiment des spécialistes rassemblés à Edmonton dans le cadre de la 5e Conférence nationale sur le tabagisme ou la santé.

« Quand vient le temps d’aborder la réduction du tabagisme, on nous dit souvent que, si les cigarettes sont aussi nocives qu’on le prétend, les gouvernements n’ont qu’à les interdire, a énoncé Lorraine Fry, gérante de l’Association pour les droits des non-fumeurs (ADNF), lors d’une présentation portant exclusivement sur ce concept. Cependant, ceux qui font cette affirmation ignorent probablement que les produits du tabac sont entrés sur le marché juste au bon moment… d’un point de vue mercantile. »

Lorsque les risques reliés à la cigarette ont commencé à être connus – et qu’environ 60 % de la population américaine était dépendante de la nicotine – l’industrie du tabac s’est engagée dans une campagne de relations publiques très efficace, qui dure depuis plus de 40 ans, a-t-elle indiqué.

L’origine de la tromperie

En décembre 1953, alors qu’ils auraient pu retirer leurs produits des tablettes, les dirigeants des grandes compagnies se sont plutôt rencontrés à l’hôtel Plaza de New York, pour discuter de la stratégie à adopter afin de perpétuer leurs activités commerciales. LA solution retenue : entretenir le doute. Ils ont donc commencé à embaucher des scientifiques véreux et à propager les résultats de « recherches » minimisant les effets du tabac sur la santé.

Toutefois, nul besoin de reculer si loin dans le temps pour se rendre compte de la mauvaise foi de l’industrie, a poursuivi Mme Fry. Le 14 avril 1994, ses représentants ont affirmé sous serment devant le Congrès américain que la nicotine ne causait pas de dépendance. Pourtant, des documents corporatifs des années 70 révèlent que les manufacturiers savent depuis fort longtemps que leurs produits créent une accoutumance.

La dénormalisa… quoi?

Chercheur à l’Unité de recherche sur le tabac de l’Ontario, Shawn O’Connor a expliqué que la dénormalisation consiste tout simplement à tenir l’industrie responsable de l’épidémie mondiale de tabagisme qui fauche plus de 5 millions de personnes par an : « Même si elle cherche à redorer son image et à avoir l’air socialement responsable, l’industrie du tabac n’a rien de normal. Elle fait son argent en exploitant la dépendance des consommateurs, qui ont, pour la plupart, commencé à fumer à l’adolescence, alors qu’ils étaient inconscients des dangers qui pesaient sur eux. »

La cigarette n’est ni un « vice », ni une « mauvaise habitude », a-t-il insisté, et ce ne sont pas les fumeurs – qui souhaitent pour la plupart s’affranchir de leur dépendance – qu’il faut blâmer, mais plutôt les compagnies, qui s’enrichissent en continuant à vendre une drogue qui ne serait sûrement pas admise sur le marché, de nos jours.

De la théorie à la pratique

Au Canada, on est encore bien loin des faux sacs de cadavres livrés aux bureaux des fabricants, comme ce fut le cas en Floride dans le cadre d’un spot publicitaire de la campagne The Truth, diffusée en 2000. Quelques initiatives, ayant pour thème la dénormalisation, ont vu le jour, mais l’expression « industrie du tabac » est systématiquement absente.

Selon Lorraine Fry, c’est par peur d’éventuelles poursuites que les gouvernements ne financent que des projets qui dénormalisent le produit ou le comportement. « En agissant de la sorte, ils se donnent bonne conscience, commente-t-elle, mais on ne peut pas parler de dénormalisation, à proprement dit, sans cibler l’industrie. »

« Nous avons changé… »

Tandis que des tonnes de leurs anciens documents confidentiels sont disponibles sur le Web, et que la population et les gouvernements adoptent une position de plus en plus critique à leur égard, les multinationales du tabac prétendent avoir changé. « Si tel est le cas, pourquoi continuent-elles à cibler les jeunes, en mettant sur le marché des emballages aux couleurs vives ou des produits aromatisés à saveur de bonbons? », s’interroge la nouvelle directrice des politiques de l’ADNF, Melodie Tilson. Doutant fortement de leur intégrité, elle prévient que leurs tactiques promotionnelles risquent d’être encore plus sournoises maintenant que la Cour suprême du Canada a restreint leur marge de manoeuvre.

Armée d’un ancien rapport de contributions d’Imperial Tobacco Canada (ITC), elle a montré comment la compagnie s’y prend pour tenter de se racheter socialement : « En 2005, ITC a offert près de 6 millions $ à des organismes dédiés aux arts, à la culture, à l’éducation et à la santé. Certains pourraient croire que c’est un juste retour des choses, mais en fait, c’est bien peu par rapport aux coûts sociaux du tabagisme [estimés à 17 milliards $ en 2002] et aux milliers de personnes qui seront privés d’un proche à cause de la cigarette [37 000 Canadiens par an périssent de maladies liées au tabac]. »

Chasser la normalité d’une industrie qui tue

What do the smoke folk have in common with organized crime? or taking the normal out of an industry that kill (traduction libre : Qu’est-ce que les cigarettiers ont en commun avec le crime organisé? ou chasser la normalité d’une industrie qui tue), tel est le titre d’un des plus récents documents produits par l’ADNF. Des commandites aux groupes de façade, en passant par le placement de produits dans les films, les principales stratégies de marketing de l’industrie y sont décrites. Distribué à tous les participants de la Conférence d’Edmonton, l’ouvrage (seulement disponible en anglais) s’adresse à quiconque souhaite en apprendre davantage sur le lucratif commerce du tabac.

Josée Hamelin