Les cigarettiers autochtones doivent-ils payer les taxes provinciales?

Une bataille juridique se prépare entre l’Alberta et un cigarettier établi à Kahnawake, un territoire autochtone de la grande région de Montréal.

En janvier 2011, l’Alberta Gaming and Liquor Commission (AGLC) a saisi quelque 75 000 cartouches de cigarettes qu’avait acheminées Rainbow Tobacco à son entrepôt sur la réserve de la nation Montana, en Alberta. Selon l’AGLC, il s’agissait de produits de contrebande puisque les taxes provinciales n’avaient pas été acquittées. Dans cette province, les taxes ajoutent 40 $ au prix d’une cartouche de cigarettes, selon les dernières données de l’Ontario Tobacco Research Unit.

La disponibilité des cigarettes indiennes à bas prix fait en sorte que l’Ontario et le Québec hésitent à monter les taxes du tabac, lesquelles constituent pourtant le meilleur dissuasif contre le tabagisme.

Rainbow Tobacco estime, au con­traire, que les produits qu’elle fabrique n’ont pas à être taxés en Alberta. « Nous sommes sous juridiction fédérale, nous acquittons les droits canadiens et vendons uniquement nos produits à d’autres réserves autochtones », résume Robbie Dickson, président-directeur général de cette PME d’une vingtaine d’employés fondée en 2004. D’ailleurs, la compagnie posséderait les licences qu’exige l’Agence du revenu du Canada des manufacturiers du tabac tandis que tous les paquets saisis par l’AGLC portaient des timbres fédéraux. Mieux : pour Dickson, « la fabrication et la vente de cigarettes est une forme de développement économique pour notre communauté ». En février 2011, Rainbow Tobacco a donc réclamé 1,4 million $ à l’AGLC en déposant une déclaration auprès des tribunaux albertains.

La date du procès n’est pas encore fixée, mais les adversaires se sont rencontrés à quelques reprises devant la cour albertaine de Wetaskiwin. Selon M. Dickson, ces rencontres ont surtout servi à repousser la date du procès. L’AGLC a refusé de commenter.

Une question légitime ou une cause déjà entendue?

Pour trancher ce litige entre Rainbow Tobacco et l’AGLC, il faudra peut-être se tourner vers l’article 88 de la Loi sur les Indiens, dit Me Nadir André, un associé de la firme BCF spécialisé en droit autochtone. L’article 88 stipule que « toutes les lois d’application générale et en vigueur dans une province sont applicables aux Indiens qui s’y trouvent ». Mais attention : « Cela est seulement vrai des lois qui touchent aux individus; toutes les questions reliées à la terre ou aux biens immobiliers relèvent de la législation fédérale », précise Me André. La question, bien sûr, est : l’article 88 s’applique-t-il aux cigarettes? « C’est une question légitime en droit constitutionnel », dit l’avocat d’origine innue.

Pour Rob Cunningham, la cause est entendue : « Un cigarettier québécois doit posséder un permis de l’Alberta s’il souhaite y distribuer ses produits, même dans une réserve autochtone », dit l’analyste principal des politiques à la Société canadienne du cancer. Selon lui, il n’y a donc pas de doute : les lois sur la taxation albertaine s’appliquent à Rainbow Tobacco. « Plusieurs lois provinciales s’appliquent déjà sur les territoires autochtones, dont celles sur les limites de vitesse sur les routes et la santé et sécurité au travail », rappelle-t-il.

L’autre possibilité, bien sûr, est que Kahnawake cesse de manufacturer des produits du tabac. Improbable? Certes. Mais c’est tout de même ce que propose un résidant de la réserve qui a lancé un sondage à ce propos à la mi-février. Il propose, plus précisément, qu’un nouveau règlement interdise la vente et la distribution de cigarettes sur tout le territoire ainsi que la fabrication de masse de produits du tabac qui ne sont pas destinés à un usage personnel.

Les coûts du tabac

Qu’importe la décision de la cour albertaine – ou les résultats du sondage à Kahnawake – toute cigarette affecte négativement la santé publique, rappelle Micheal Perley, directeur de l’Ontario Campaign for Action on Tobacco. « Alors qu’augmenter le coût du tabac est le meilleur moyen d’en freiner la consommation, les provinces hésitent à hausser la taxe sur le tabac lorsqu’il existe des cigarettes indiennes à bon prix sur le marché, car elles craignent de favoriser ainsi la contrebande », dit-il.

En plus de nuire à la santé de la population, le tabac n’est pas un bon moyen de se développer économiquement à long terme, ajoute Robert Walsh, directeur général du Conseil canadien pour le contrôle du tabac. « Les bénéfices que retire une communauté de cette industrie sont nécessairement moins élevés que les coûts de santé qu’elle doit supporter pour traiter les problèmes de santé engendrés par ces même cigarettes », dit-il. Sans compter que les cigarettiers pourraient bien être reconnus responsables des coûts de santé provinciaux dus au tabagisme… Pour favoriser le développement économique, on a déjà vu mieux.

Anick Perreault-Labelle