Quand la justice sert la santé publique

De nombreuses poursuites visent l’industrie du tabac au Québec et ailleurs. Au-delà des sommes versées aux victimes, quel effet ces procès ont-ils sur la santé publique?

À l’été 2015, le juge Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec a accordé 15,5 milliards de dollars à environ 100 000 fumeurs québécois ou à leurs descendants dans le cadre de deux recours collectifs. Ce jugement, déjà porté en appel par les cigarettiers, va-t-il favoriser la santé publique au Québec? Si oui, comment? Telles sont les questions que la Faculté de droit de l’Université McGill a abordées fin novembre, lors d’une conférence réunissant trois experts : l’avocat Jean Saint-Onge, associé du cabinet Lavery, le Dr Alain Poirier, vice-président, Valorisation scientifique et communication, à l’Institut national de santé publique du Québec, et Cynthia Callard, directrice de Médecins pour un Canada sans fumée et auteure du blogue sur les recours collectifs Eye on the trials (soutenu par l’Association pour la santé publique du Québec).

Info-tabac 111 justice présentateurs
La conférence sur les répercussions des litiges judiciaires sur la santé publique a réuni trois experts de discipline différente : Me Jean Saint-Onge, de la justice; Cynthia Callard, de la mobilisation contre le tabac et le Dr Alain Poirier, de la santé publique.

À l’heure actuelle, deux procès opposent le Québec aux trois plus grands cigarettiers canadiens : Imperial Tobacco Canada, JTI-Macdonald et Rothmans, Benson & Hedges. Le premier procès, ce sont en fait les deux recours collectifs. Entamés en 1998, ils ont été l’objet d’un jugement de première instance l’été dernier. Le deuxième, c’est celui intenté en 2012 par le gouvernement du Québec contre les cigarettiers. Il leur réclame 60 milliards de dollars pour rembourser les soins de santé dépensés pour traiter des maladies causées par l’usage du tabac.

Des effets difficiles à mesurer
Info-tabac 111 Alain Poirier
Dr Alain Poirier

« Les conséquences de ces procès dépassent les indemnités qui seront versées aux victimes ou à l’État, mais elles ne sont pas simples à identifier », a affirmé d’emblée le Dr Alain Poirier, spécialiste en santé publique. En effet, la santé d’une population dépend d’une multitude de facteurs, qui vont du profil génétique aux habitudes de vie, en passant par le quartier, le milieu de travail, le système de santé, l’état de l’économie et l’aménagement du territoire, entre autres. « Il n’est pas facile d’extraire l’effet d’une poursuite judiciaire de cette constellation! », a réitéré le Dr Poirier. En 2000, par exemple, le Master Settlement Agreement (MSA) a condamné quatre cigarettiers américains à verser, entre 2000 et 2025, 206 milliards de dollars US à une cinquantaine d’États. Or, en 2010, les chercheurs peinaient  encore à évaluer les répercussions de ces versements. « Ils savaient comment l’argent avait été dépensé, mais n’arrivaient pas à en mesurer précisément les effets », résume le Dr Alain Poirier.

Une industrie mise à nu

Cela dit, certaines répercussions de ces poursuites sur la santé publique sont déjà visibles. D’abord, elles ont permis de « déshabiller » les cigarettiers, c’est-à-dire de rendre publics une bonne quantité de leurs documents internes. Cette exposition au grand jour des comportements répréhensibles, voire malhonnêtes, des compagnies a eu de nombreux effets. Cela a notamment permis à la population et aux gouvernements de mieux comprendre les stratégies mises en œuvre par les cigarettiers pendant des décennies et donc… de lancer de nouvelles poursuites. En effet, c’est en parcourant le MSA, notamment, que le Conseil québécois sur le tabac et la santé a décidé de lancer un recours collectif au Québec.

Info-tabac 111 justice salle

À leur tour, « les recours québécois sont devenus une véritable commission d’enquête, a souligné Cynthia Callard. Ils ont passé en revue 50 ans de politiques publiques, d’actions industrielles et de connaissances scientifiques sur le tabac. » De même, la décision du juge Riordan a servi à certains élus québécois pour discréditer l’opposition d’Imperial Tobacco au projet de loi no 44, Loi visant à renforcer la lutte contre le tabagisme.

Cette mise à nu de l’industrie a aussi permis aux groupes de santé de recadrer les enjeux sur le tabagisme. « Fumer du tabac relève désormais plus de la stratégie industrielle que du péché individuel », dit le Dr Poirier. C’est d’ailleurs cette vision plus réaliste du tabac que relaient des campagnes destinées aux jeunes comme De Facto, au Québec, ou Truth, aux États-Unis.

Les procès contre les cigarettiers ont rendu publics plusieurs documents sur l’industrie du tabac. Cela permet notamment à la Truth Initiative (une organisation sans but lucratif américaine) de mettre en lumière des faits révoltants sur cette industrie. Par exemple, les 1200 décès que ses produits causent chaque jour aux États-Unis.

L’épidémiologie à l’honneur

Les procès contre l’industrie ont eu d’autres répercussions tangibles. Les recours collectifs québécois ont notamment favorisé le développement d’une preuve basée sur l’épidémiologie. À la demande des plaignants, l’épidémiologiste Jack Siemiatycki a calculé combien de fumeurs atteints d’un cancer avaient une probabilité de plus de 50 % que leur maladie soit causée par le tabac. Ces calculs inédits sont désormais utilisés par d’autres chercheurs, et pourraient soutenir de nouvelles poursuites contre les cigarettiers.

Enfin, mentionnons que les 15,5 milliards de dollars accordés aux plaignants par le juge Riordan ne seront vraisemblablement pas entièrement distribués. Selon le juge lui-même, il serait notamment impraticable de distribuer les 131 millions de dollars consentis aux Québécois dépendants de la nicotine. « On peut espérer qu’une part de cette somme aille à la lutte contre le tabagisme », a noté le Dr Poirier.

La justice, un outil à parfaire
Info-tabac 111 Cynthia Callard
Cynthia Callard

Malgré leurs répercussions positives, les poursuites judiciaires ne sont pas un outil parfait. D’abord, elles prennent énormément de temps. « Il s’est écoulé 50 ans entre le moment où une ministre canadienne de la Santé a affirmé publiquement qu’il y avait un lien entre le tabagisme et le cancer du poumon et le premier jugement dans un recours collectif canadien. Pour que les poursuites deviennent un outil de santé publique, nous devrons les accélérer », a souligné Mme Callard.

Les avocats ont aussi une réflexion à mener. Au début des années 1990, par exemple, l’avocat Simon Potter aurait ordonné la destruction de documents appartenant à British American Tobacco (société mère d’Imperial Tobacco Canada) afin que ceux-ci ne puissent être présentés en cour. Alors que le juge Riordan le blâmait sévèrement pour ce comportement, Me Potter recevait presque au même moment un prix de l’Association du Barreau canadien – Division du Québec pour son engagement, son dévouement et son esprit d’équipe! « Les pratiques entourant la destruction de documents ont changé, mais ce comportement n’est toujours pas encadré ni puni, sauf si les documents ont déjà été requis par la cour ou que le litige a débuté », a justifié Me Saint-Onge. Bref, la justice peut servir la lutte contre le tabagisme – à condition d’être patient et de toujours garder les yeux bien ouverts.

Anick Labelle