Masse critique : rassemblement à Ottawa
Décembre 1996 - No 2
Il est parfois important de se rassembler pour mesurer à quel point on a des alliés forts et fiables. C’est une des nombreuses leçons à sortir de la 2e Conférence nationale sur le tabagisme ou la santé, qui a réuni plus de 500 délégués à Ottawa du 30 octobre au 2 novembre.
Depuis quelque temps, les organismes de santé ont connu deux importantes défaites dans leur lutte au tabagisme : la baisse subite des taxes sur le tabac de février 1994 et l’invalidation par la Cour suprême en septembre 1995 d’une grande partie de la Loi réglementant les produits du tabac.
Certains pessimistes appréhendent une troisième défaite, à savoir l’incapacité du ministre fédéral de la Santé, David Dingwall, de surmonter l’opposition au sein de son propre parti et de faire adopter une nouvelle loi antitabac avant les prochaines élections.
Mais loin de baisser les bras ou de sombrer dans la morosité, le lobby de la santé est plus vigoureux que jamais – et M. Dingwall a bien dû s’en apercevoir lorsqu’il est venu prononcer le discours d’ouverture de la conférence d’Ottawa. Ses paroles optimistes et ses promesses d’agir rapidement ne l’ont pas protégé d’une attaque en règle contre son gouvernement par le porte-parole censé le remercier d’être venu – une attaque chaudement applaudie par les délégués.
« Nous en avons assez, a lancé le Dr Andrew Pipe de Médecins pour un Canada sans fumée. Nous en avons assez des tergiversations, des paroles équivoques, de l’inaction. »
« Nous en avons assez d’entendre les platitudes habituelles ou de voir les gouvernements se dérober en prétextant sans conviction qu’il faut miser sur la sensibilisation. Nous avons déjà eu trois décennies de sensibilisation. Le cancer du poumon est maintenant la cause no. 1 de décès dus au cancer parmi les Canadiennes. C’est une catastrophe en matière de santé publique, et la responsabilité en incombe directement aux divers Conseils des ministres fédéraux qui se sont succédés depuis quelques années. »
Une fois les caméras de télévision reparties, il régnait tout de même un certain optimisme voire une effervescence, surtout chez la délégation québécoise. D’ailleurs les Québécois étaient beaucoup plus nombreux que lors de la première conférence il y a trois ans – il y a eu progression de plus de 60 p. 100.
Cet optimisme venait en partie de la perspective d’une législation québécoise plus vigoureuse, dont on attend avec impatience de savoir le contenu dans les semaines à venir. Mais surtout, on était content de constater à quel point les intervenants antitabac du Québec se sont maintenant regroupés en mouvement.
D’ailleurs, dans trois ateliers différents on a discuté de la stratégie de ralliement autour d’une plate-forme d’objectifs ambitieux, mais réalistes, adoptée par la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac et par la Coalition Chaudière-Appalaches/Québec pour la santé et contre le tabagisme. Plusieurs participants ont souligné l’importance de proposer des solutions concrètes aux gouvernements plutôt que de ne parler que des problèmes ou de naviguer à vue en réagissant à l’actualité.
Le Québec avait donc pour une fois des succès à rapporter. Mais il faut bien avouer que le Canada anglais a encore une bonne longueur d’avance : des centaines de spécialistes qui travaillent avec acharnement pour le contrôle du tabac, souvent depuis des années, et qui ont beaucoup d’idées novatrices.
Limiter les profits de l’industrie
Une proposition très intéressante est venue de David Sweanor, de l’Association pour les droits des non-fumeurs : le gouvernement pourrait imposer des prix maximaux aux fabricants de cigarettes de manière à limiter les profits excessifs de l’industrie. Une hausse de taxes permettrait de maintenir les prix au détail tout en assurant des recettes fiscales accrues.
M. Sweanor propose aussi une taxe spéciale sur les fabricants proportionnelle au pourcentage de mineurs qui fument. Si elle était assez élevée, cette taxe ferait en sorte que l’industrie perdrait de l’argent à chaque fois qu’un jeune se mettrait à fumer et aurait donc tout intérêt à ajuster ses stratégies de marketing.
Les collaborateurs du Ontario Tobacco Research Unit ont présenté une série d’études fort utiles, aux résultats parfois encourageants, parfois choquants.
Aussi apprend-t-on par exemple que la résistance des fumeurs aux règlements municipaux interdisant la fumée dans les lieux publics est systématiquement surévaluée par les non-fumeurs. En réalité, la révolte appréhendée ne se produit pas : la majorité des fumeurs se disent prêts à respecter de tels règlements même s’il n’y a pas de mesures coercitives (contraventions, etc.), et l’appui à ces restrictions a tendance à croître après leur adoption, tant chez les fumeurs que chez les non-fumeurs.
Cigarettes « légères »
Dans un autre ordre d’idée, il semblerait que l’existence de marques de cigarettes dites « légères » ou « ultra-légères » est un obstacle majeur à la cessation. Les fumeurs ajustent souvent inconsciemment leur comportement, par exemple en bloquant les trous de ventilation dans les cigarettes légères, pour en retirer la même dose de nicotine lorsqu’ils changent d’une marque régulière. Et puis de toute façon, les cigarettes « légères » sont dans certains cas tout aussi fortes que les cigarettes régulières.
Malheureusement, beaucoup de fumeurs n’en sont pas conscients et voient la transition vers une marque légère comme un pas vers la cessation ou même un substitut à la cessation. Dans un sondage, 41 p. 100 des fumeurs de cigarettes « légères » ont prétendu qu’ils cesseraient s’ils apprenaient que leur marque actuelle est aussi nuisible qu’une marque régulière.
Bonnes nouvelles aux USA
Un des points forts de la conférence a été la séance plénière avec deux invités américains, Mitchell Zeller de la Food and Drug Administration (FDA) et Greg Connolly du ministère de la Santé du Massachusetts.
L’offensive antitabac de la FDA, qui a maintenant juridiction sur la nicotine aux USA, a profondément ébranlé l’industrie multinationale du tabac. Les révélations sur la manipulation des taux de nicotine, sur les stratégies de marketing et sur la suppression de résultats de recherches sur les effets de santé du tabac aux années ’60 et ’70 ont créé une véritable vague de fond antitabac aux États-Unis. On prévoit une interdiction totale des commandites de tabac d’ici quelques années. La publicité sera limitée aux textes en noir et blanc, et les articles promotionnels (T-shirts « Joe Camel ») seront strictement réglementés.
Au Massachussetts, une campagne publicitaire massive et diverses autres mesures ont permis de réduire le taux de tabagisme à 21 p. 100. Les pubs en question n’y vont pas avec le dos de la cuillère : parmi les porte-parole se trouve par exemple une comédienne qui a fait la promotion du tabac aux années ’50 et qui souffre maintenant d’un cancer de la gorge.
Les échanges internationaux ne s’arrêtent pas là. Deux des annonces du Massachussetts ont été présentées en français, grâce au Comité national contre le tabagisme (France), qui en a préparé des versions françaises. Même les Français, fumeurs invétérés, peuvent nous faire la leçon : leur loi Evin, qui est entrée en vigueur en 1992, interdit complètement la publicité et les commandites – pardon, le sponsoring.
Mais la réalité telle que rapportée par les deux délégués français est autre : la loi Evin, en particulier en ce qui a trait aux lieux sans fumée, est mal respectée. Chez les jeunes de 16 à 18 ans, on bat tous les records avec des taux de tabagisme de 60 p. 100!
Après trois jours de discussions intenses, les délégués sont repartis, en général confiants qu’il y aura plus de victoires que de défaites à rapporter au prochain rendez-vous, en 1999.
Francis Thompson