Commission parlementaire : une loi forte à l’horizon

La Commission de la santé et des services sociaux de l’Assemblée nationale a examiné sous toutes ses coutures le projet de loi n° 44 – Loi visant à renforcer la lutte contre le tabagisme – lors d’auditions publiques étalées sur cinq jours, à la fin de l’été. Les réactions et les questions des élus sont de bon augure.

Imaginez un Québec où le tabac ne goûte plus la menthe, les bonbons ou les fruits, où il est interdit de fumer en tout temps sur les terrasses et sur les terrains des écoles et où la cigarette électronique est réglementée. Tout cela pourrait devenir une réalité si la ministre déléguée à la Réadaptation, à la Protection de la jeunesse et à la Santé publique du Québec, Lucie Charlebois, gagnait son pari : faire adopter son projet de loi n° 44 tel quel, voire bonifié par de nouveaux amendements. C’est du moins ce que laissent croire les auditions publiques tenues cet été par la Commission de la santé et des services sociaux. Aperçu dans les paragraphes suivants des moments saillants des auditions et des suites auxquelles on peut s’attendre.

Émouvants témoignages
Le témoignage de Sophie-Rose Desgagné a beaucoup impressionné les membres de la Commission par sa conviction et son aplomb.
Le témoignage de Sophie-Rose Desgagné a beaucoup impressionné les membres de la Commission par sa conviction et son aplomb.

Une quarantaine de groupes et d’individus ont témoigné devant les élus de la commission parlementaire. Parmi eux, environ la moitié provenait du milieu de la santé; l’autre moitié, de l’industrie (depuis les fabricants de tabac jusqu’aux associations de dépanneurs). Parmi les témoins entendus, mentionnons les experts qui ont confirmé la popularité du tabac aromatisé chez les jeunes et la persistance de la fumée secondaire sur les terrasses. Le témoignage de Micheline Bélanger a particulièrement retenu l’attention. Présente aux côtés de la Société canadienne du cancer – Division du Québec, cette ex-fumeuse qui a survécu à un cancer du poumon a ému les élus avec son histoire personnelle et son plaidoyer. « C’est dommage que les compagnies de tabac ne soient pas ici pour vous entendre », a affirmé la ministre. L’aplomb et les convictions de Sophie-Rose Desgagné, une élève de 3e secondaire, ont aussi beaucoup impressionné les membres de la commission. La leader officielle de La gang allumée de Chaudière-Appalaches, venue témoigner avec le Conseil québécois sur le tabac et la santé, a expliqué aux élus les torts que le tabac et les cigarettes électroniques causent aux jeunes.

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La ministre Lucie Charlebois (à gauche) a été particulièrement émue par l’histoire personnelle et le plaidoyer de Micheline Bélanger (à droite), une ex-fumeuse qui a survécu à un cancer du poumon.

Un bon projet de loi… à améliorer encore
Tous les partis de l’Assemblée nationale sont d’accord pour renforcer la Loi sur le tabac. Ici, François Paradis, député de la Coalition avenir Québec, questionne vigoureusement un représentant de l’industrie du tabac.
Tous les partis de l’Assemblée nationale sont d’accord pour renforcer la Loi sur le tabac. Ici, François Paradis, député de la Coalition avenir Québec, questionne vigoureusement un représentant de l’industrie du tabac.

Les groupes de santé et les partis d’opposition applaudissent le projet de loi déposé par Mme Charlebois. Ils demandent même au gouvernement d’aller plus loin. Parmi les mesures additionnelles réclamées par les groupes de santé, mentionnons l’interdiction du tabac :

  • sur les terrains de jeux pour enfants et les terrains sportifs;
  • sur les terrains des écoles primaires, des écoles secondaires, des cégeps et des universités;
  • dans les garderies en milieu familial, en tout temps;
  • dans l’ensemble des établissements du réseau de la santé,
    sauf dans les centres d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD).

La Coalition québécoise pour le contrôle du tabac (CQCT) demande également l’interdiction des programmes de « performance » liant les compagnies de tabac et les détaillants qui vendent leurs produits. Les auditions de la Commission ont permis de mettre en lumière ces programmes qui, en plus de mécontenter plusieurs détaillants, pourraient favoriser les ventes de tabac. Une situation qui a semblé préoccuper les élus. Si le Québec décidait de réglementer ces ententes, il s’agirait d’une première mondiale.

L’emballage sur la sellette
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La nécessité d’adopter l’emballage neutre au Québec devient de plus en plus évidente. Désormais, certains paquets sont munis de mécanismes d’ouverture permettant de se débarrasser complètement des mises en garde.

L’amendement qui a suscité le plus de commentaires concerne toutefois l’emballage neutre. Cette mesure, laissée de côté dans le projet de loi, imposerait un emballage quasi identique pour tous les produits du tabac en uniformisant notamment leur couleur, leur forme et leur taille. Au cours des dernières années, les fabricantsde tabac ont plutôt multiplié leurs emballages. Ils ont notamment mis sur le marché des cigarettes ultraminces vendues dans des emballages très étroits qui compriment et rapetissent les mises en garde, les rendant quasi impossibles à lire. D’autres paquets sont munis de mécanismes d’ouverture qui permettent de masquer plus facilement les mises en garde, voire de s’en débarrasser complètement. Pour éviter ces effets pervers, les groupes de santé réclament, au minimum, que les mises en garde soient standardisées afin d’en assurer la visibilité. En somme, ils réclament que les paquets s’adaptent aux mises en garde plutôt que l’inverse! « Nous sommes à l’écoute et nous étudierons les possibilités d’action en cette matière », a affirmé en chambre la ministre, fin septembre.

Dans l’ensemble, les amendements proposés par les groupes de santé ont été bien accueillis. En effet, la ministre elle-même a affirmé vouloir « bonifier le projet de loi. » Avec raison : divers sondages montrent que les Québécois soutiennent l’interdiction du tabac sur les terrasses et les terrains de jeux, entre autres. « On invente progressivement une nouvelle norme sociale », a noté Richard Massé, directeur de santé publique du Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal.

La cigarette électronique au cœur des échanges

La vedette de l’heure a beaucoup fait parler d’elle au cours des auditions de la commission parlementaire. L’expert canadien en marketing Timothy Dewhirst a démontré, entre autres, à quel point les publicités pour ce produit utilisent les mêmes codes que celles d’antan des cigarettiers : célébrités, jeunesse, sexe.

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Le projet de loi n° 44 prévoit notamment que ces produits soient traités comme les autres produits du tabac. Par exemple, ils seraient interdits dans les lieux où il est interdit de fumer, comme sur les terrasses. En effet, les propriétaires de bar ou de restaurant auraient du mal à les distinguer d’un seul coup d’œil.

Par contre, les saveurs, interdites dans les produits du tabac traditionnels, pourraient être permises dans les e-cigarettes. Un autre enjeu concerne l’étalage : les élus doivent décider s’il sera traité différemment dans les dépanneurs et les boutiques spécialisées. Le projet de loi n° 44 ouvre aussi la porte à des mesures réglementaires additionnelles si besoin est. Enfin, les directeurs régionaux de santé publique ont demandé que la loi encadre non seulement l’usage des e-cigarettes, mais également leur contenu. Une proposition soutenue par le Parti Québécois qui serait viable d’un point de vue constitutionnel, a précisé Daniel Turp, professeur de droit à l’Université de Montréal.

L’industrie en perte de crédibilité

À l’inverse, les points de vue de l’industrie ont généralement peu convaincu les élus. Lucie Charlebois a vivement réagi, par exemple, quand le représentant d’Imperial Tobacco Canada a affirmé que « certaines mesures proposées [dans la loi] ne sont pas basées sur des données probantes. » « Les données provenant de l’Institut national de santé publique [du Québec], de l’Organisation mondiale de la Santé […], de l’Institut de la statistique du Québec, de Santé Canada et de Statistique Canada, considérez-vous que ce sont des données assez probantes? », a-t-elle demandé. Le cigarettier et la Coalition nationale contre le tabac de contrebande (une association proche de l’industrie) recommandent plutôt à la ministre d’augmenter ses efforts de sensibilisation aux méfaits du tabac. « C’est ce que l’on fait depuis des années [mais] la prévalence au tabac chez les jeunes est stable », a répondu la ministre.

Les élus ont été étonnés qu’Imperial Tobacco Canada et les groupes proches des cigarettiers défendent les produits du tabac mentholés avec autant d’acharnement alors que, selon leurs propres données, ils ne représentent que 5 % du marché. Les élus ont plutôt retenu que, chez les jeunes Québécois, pas moins de 36 % des fumeurs de cigarettes optent pour cette saveur . De même, les propriétaires de bars et de restaurants ont protesté contre l’interdiction complète du tabac sur les terrasses, argumentant notamment que ce règlement serait difficile à appliquer. Or, les commissaires leur ont rappelé qu’une telle interdiction était déjà en vigueur ailleurs et ne soulevait aucun problème particulier. C’est plutôt la création de sections fumeurs et non-fumeurs sur les terrasses qui est inapplicable, notamment à cause du vent, a démontré James Repace, un spécialiste reconnu mondialement pour ses analyses de la fumée de tabac secondaire. Les fumoirs seraient tout aussi problématiques, notamment parce que de la fumée s’en échappe dès que quelqu’un y entre ou en sort. Une des rares idées de l’industrie qui a semblé plaire aux commissaires est celle de carter obligatoirement tous ceux qui achètent du tabac, de l’alcool ou un billet de loterie.

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Une vingtaine de groupes et d’individus pro-santé ont témoigné aux auditions publiques de la commission parlementaire, dont le Réseau du sport étudiant du Québec, le directeur national de santé publique et l’Association pour les droits des non-fumeurs. On voit ici des représentants de la Société canadienne du cancer – Division du Québec et de la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac (dans l’ordre habituel : Geneviève Berteau, Mélanie Champagne, Micheline Bélanger, Heidi Rathjen, Rob Cunningham, Sylvie Poissant, Flory Doucas et Geneviève Bois).
À quand une nouvelle loi?

En somme, « on sent que les élus veulent adopter la loi la plus efficace possible, c’est-à-dire qui conserve les mesures proposées en y ajoutant certains de nos amendements », analyse Mario Bujold, directeur général du Conseil québécois sur le tabac et la santé. « Les membres de la Commission comprenaient très bien les enjeux, ce qui nous a permis de discuter de mesures additionnelles, comme la standardisation des mises en garde », ajoute Mélanie Champagne, directrice, Questions d’intérêt public de la Société canadienne du cancer – Division du Québec. Le 23 septembre, le projet de loi a été adopté en deuxième lecture par l’Assemblée nationale. Il est maintenant de retour devant la Commission de la santé et des services sociaux, qui en rédigera la version définitive. Mme Champagne souhaite un travail rapide. « Chaque jour d’attente additionnel voit 28 nouveaux Québécois décéder des suites de leur tabagisme », rappelle-t-elle. « L’adoption définitive de la loi pourrait très bien se faire avant la fin décembre, étant donné que tous les partis s’entendent assez bien sur les mesures à y inclure. Finalement, c’est surtout une question de priorités politiques », conclut Mario Bujold.

« Follow the money »
Jean-François Lisée, député de Rosemont, estime que certaines associations proches de l’industrie du tabac manquent de crédibilité parce qu’elles ignorent quelle proportion de leur budget provient des cigarettiers.
Jean-François Lisée, député de Rosemont, estime que certaines associations proches de l’industrie du tabac manquent de crédibilité parce qu’elles ignorent quelle proportion de leur budget provient des cigarettiers.

Les organismes représentant des dépanneurs, des gens d’affaires ou des groupes opposés à la contrebande ont demandé un assouplissement du projet de loi. Mais, alors qu’ils disaient parler au nom de leurs membres, les auditions ont montré qu’ils étaient très proches des cigarettiers, voire pilotés par eux. L’Association des marchands dépanneurs et épiciers du Québec (AMDEQ), par exemple, n’a jamais dénoncé publiquement les programmes de « performance » liant les compagnies de tabac et ses membres, alors que ces ententes déplaisent à plusieurs marchands. De leur côté, l’Association québécoise des dépanneurs en alimentation et la Coalition nationale contre le tabac de contrebande (CNCTC) ont dit ignorer quelle proportion de leur budget provient des compagnies de tabac. Pour le député de Rosemont, Jean-François Lisée, cela « met en cause la crédibilité » de ces deux associations. D’autant plus que, à la CNCTC, le porte-parole serait rémunéré par une firme de relations publiques… Les rapports de la Fédération des chambres de commerce du Québec avec les cigarettiers soulèvent aussi des questions. Mme Charlebois s’est étonnée que les propos de la Fédération aillent « exactement dans le sens d’Impérial Tobacco. » D’autres députés ont noté que l’organisme citait sans sourciller des études financées par des fabricants de tabac, tout en remettant en cause celles de certains groupes de santé publique.

Anick Labelle