La longue histoire des recours

La fin approche pour les deux recours collectifs engagés contre les cigarettiers devant la Cour supérieure du Québec. Coup de projecteur sur les rouages et les moments forts de ce procès historique.

D’un côté, des citoyens dépendants d’un produit toxique, ou rendus malades par lui. De l’autre, des compagnies milliardaires qui vendent ce produit et sont connues pour leur duplicité. Il n’y a aucun doute, on retrouve plusieurs ingrédients d’un film d’horreur dans les deux recours collectifs opposant près de deux millions de Québécois aux trois plus grands cigarettiers canadiens : Imperial Tobacco Canada (ITL), JTI-Macdonald et Rothmans, Benson & Hedges.

Une citoyenne tenace, une association active

Tout débute en septembre 1998. Cécilia Létourneau dépose un recours collectif contre les cigarettiers canadiens. En gros, elle exige une indemnité de 5000 dollars au nom de tous les Québécois qui, comme elle, ont été dépendants à la nicotine. La résidente de Rimouski est tenace : un an plus tôt, elle avait perdu sa cause lorsqu’elle avait réclamé 300 dollars à ITL pour le remboursement de ses timbres de nicotine.

En novembre 1998, le Conseil québécois sur le tabac et la santé (CQTS) et Jean-Yves Blais déposent un deuxième recours. Grosso modo, ils réclament 105 000 dollars pour chaque Québécois rendu malade par l’usage du tabac. « Une victime du tabac a contacté le CQTS en 1997 au sujet d’un procès qu’elle voulait intenter personnellement contre les compagnies de tabac, se rappelle Mario Bujold, son directeur général. Après avoir vérifié, nous avons opté pour une poursuite en recours collectif, jugée plus avantageuse pour défendre l’ensemble des victimes du tabac. »

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Feu Jean-Yves Blais et Cécilia Létourneau sont les représentants des victimes du tabac dans les deux recours collectifs.

À l’époque, le vent tourne pour les cigarettiers. Aux États-Unis, un important règlement à l’amiable – le Master Settlement Agreement (MSA) – vient tout juste de conclure à leur responsabilité dans les coûts de santé imputables aux maladies développées par les fumeurs. La cour leur impose notamment de verser plus de 200 milliards de dollars aux États pour le recouvrement des frais de santé attribuables au tabac. Les compagnies sont aussi obligées de rendre publics une bonne part de leurs documents internes. Parmi eux, certains mentionnent le Canada, ce qui suscite l’intérêt du CQTS. À l’époque, personne ne se doute qu’il s’écoulera sept ans entre le dépôt des recours québécois et leur autorisation. Ni que sept autres années passeront entre l’autorisation de ces recours et le début du procès.

Les juges ne se sont pas tourné les pouces pendant les 14 années qui ont passé entre 1998 et 2012. À la demande des cigarettiers ou des plaignants, ils ont statué sur moult questions de droit et de procédure. « Plus de 50 jugements ont été rendus avant même le début du procès et près de 40 autres depuis que celui-ci a commencé », dit Mario Bujold. Ceux-ci ont été de tout ordre. En 2000, par exemple, le juge Jean Normand, acceptant les arguments des cigarettiers, a rejeté le recours intenté par le CQTS et Jean-Yves Blais. Selon lui, ce recours était trop similaire à celui de Cécilia Létourneau et, donc, inutile. Heureusement, la cour d’appel a annulé cette décision quelques mois plus tard. Une autre décision capitale a été l’autorisation des deux recours collectifs,en 2005, par le juge Pierre Jasmin. « Ce fut comme un miniprocès, avec une vingtaine de jours d’audience, dit Mario Bujold. Elle a confirmé que les recours n’étaient pas frivoles et que leurs arguments étaient fondés en droit. »

Un autre jugement a autorisé les avocats des plaignants à interroger des témoins à l’extérieur du Canada. « Cela nous a permis d’aller aux États-Unis et en Grande-Bretagne pour vérifier certains faits auprès d’anciens cadres des maisons mères des cigarettiers », souligne Me Michel Bélanger, de la firme Lauzon Bélanger Lespérance, l’un des quatre bureaux qui représentent les demandeurs dans cette affaire.

Les recours collectifs, ce sont :
– Près de 100 témoins
– Plus de 27 000 documents
– Plus de 30 avocats

Manigances et cie

La plupart de ces 90 jugements parallèles aux recours ont toutefois découlé de demandes provenant des cigarettiers. Pour retarder le procès le plus possible, ils ont contesté devant la cour tout ce qui pouvait l’être. Les juges ont cependant refusé d’accéder à la plupart de leurs demandes. Par exemple, même si cela n’arrangeait pas les cigarettiers, Jean-Yves Blais a été admis à représenter des personnes victimes de différentes maladies liées au tabac même s’il n’avait souffert « que » d’un cancer du poumon et qu’il avait fumé les cigarettes d’un seul des trois fabricants.

Un an après le début du procès, les cigarettiers ont même demandé que les recours soient simplement… annulés. Selon eux, la preuve présentée par les demandeurs était insuffisante. Heureusement, le juge Brian Riordan, qui préside les recours, a refusé leur requête.

Tout au long du procès, les fabricants de tabac ont aussi refusé de reconnaître l’authenticité de certains documents, même s’ils provenaient de leurs propres bureaux, voire de leur site Web! Face à cette mauvaise foi évidente, les cigarettiers ont été sévèrement rappelés à l’ordre à quelques reprises par le juge Brian Riordan.

Tout au long du procès, les fabricants de tabac ont refusé de reconnaître l’authenticité de certains documents, même si ceux-ci provenaient de leurs propres bureaux, voire de leur site Web!

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Me Michel Bélanger est l’un des quelque 30 avocats impliqués dans cette affaire.

À quatre reprises, les juges ont aussi partiellement refusé que les cigarettiers accèdent au dossier médical de certains membres des recours collectifs. La cour a fini par leur permettre d’accéder aux dossiers médicaux de Cécilia Létourneau et de Jean-Yves Blais. Mais les fabricants de tabac ont décidé de ne pas se prévaloir de cette offre. « De toute façon, leur dossier n’aurait pas renseigné la cour sur les questions qu’elle doit trancher, dont les connaissances des membres sur la dépendance à la nicotine ou des dangers liés au tabac », explique Me Bélanger.

Une bataille épique

Avant le début du procès, chaque partie a pu examiner la preuve préparée par son adversaire. Comme les avocats des demandeurs s’y attendaient, les cigarettiers les ont inondés de documents. Ils espéraient probablement noyer le poisson. Mais les avocats des victimes ont tiré leur épingle du jeu en embauchant un informaticien. « Il a créé une base de données permettant d’archiver ces millions de pages de documents, d’y faire des recherches plein texte, de les annoter et de les partager en réseau et avec le grand public, explique Me Bélanger. Ce fut un instrument inestimable pour nous. »

Une autre difficulté inhérente à tout procès contre une industrie touche la question des témoins. « D’habitude, nous les rencontrons avant qu’ils soient appelés à la barre pour les informer des questions que nous comptons leur poser et savoir ce qu’ils comptent nous répondre, dit Me Bélanger. Cela a toutefois été impossible dans ce cas-ci puisque la plupart de nos témoins provenaient de l’industrie et refusaient de collaborer avec nous. » Me Bélanger et ses collègues ont donc attentivement étudié les documents internes des compagnies et demandé aux témoins de les commenter. « En montrant les contradictions qu’il y avait entre leur discours et les documents, nous avons réussi à établir leur manque de crédibilité », explique l’avocat. Histoire de montrer au juge que les plaignants sont plus dignes de foi que les défendeurs.

Pourquoi au Québec?

Plusieurs recours collectifs ont été déposés contre les cigarettiers dans les autres provinces canadiennes (voir l’article en pages 4 et 5). Pourquoi est-ce seulement au Québec que les procédures se sont rendues jusqu’au procès? Il y aurait trois raisons principales. D’abord, le Québec a été la première province canadienne à adopter une loi sur les recours collectifs, en 1978. Les avocats et les juges connaissent donc bien ce type de procédure. Ensuite, le Québec est la seule province à soutenir les recours avec des fonds publics par l’entremise de son Fonds d’aide aux recours collectifs. Enfin, au Québec, il était impossible jusqu’à récemment d’en appeler de l’autorisation d’un recours. Cela devrait toutefois changer avec l’adoption du nouveau Code de procédures civiles, en 2015.

Anick Perreault-Labelle