Petite histoire de la lutte contre le tabac au Québec

Chaque avancée dans la lutte contre le tabac au Québec a exigé trois ingrédients essentiels : une volonté politique, des militants déterminés et… un peu de chance.

On l’oublie parfois, mais la place du tabac au Québec a beaucoup changé en une génération. Près de 40 % des Québécois fumaient au début des années 1990 alors qu’ils ne sont plus que 20 % aujourd’hui. On a peine à le croire mais, il y a 20 ans, on fumait encore dans les bureaux et les centres commerciaux. Ces transformations ne sont pas survenues par hasard : elles résultent d’un travail acharné des groupes prosanté. Pour faire adopter la première Loi sur le tabac, en 1998, puis la bonifier en 2005, ces derniers n’ont cessé de faire pression sur les élus et de défendre la santé publique. Un combat qui devrait reprendre sous peu avec la révision attendue de la Loi sur le tabac.

1994 : une année charnière

Le Québec du milieu des années 1990 est bien emboucané. Adoptée en 1986, la Loi sur la protection des non-fumeurs dans certains lieux publics interdit le tabac dans de rares endroits, dont les classes d’école et les autobus municipaux. Résultat : en 1994, 35 % des 15 à 19 ans fument – et 46 % des 20 à 24 ans, selon Statistique Canada! Pire : au grand dam des associations prosanté, Québec coupe les taxes sur le tabac de moitié afin de restreindre le marché du tabac illégal. Enfin, en 1995, la Cour suprême du Canada invalide certaines dispositions de la Loi réglementant les produits du tabac fédérale.

Dans ce contexte morose, le milieu prosanté se relève les manches. « On demande et obtient que la baisse de taxes au Québec soit compensée par des mesures de lutte contre le tabac », se rappelle François Damphousse, directeur du bureau du Québec de l’Association des droits des non-fumeurs (ADNF). Québec s’engage alors à investir cinq millions de dollars pour implanter une loi limitant l’accès des mineurs au tabac et développer des services d’aide à la cessation, entre autres.

Au même moment, l’ADNF ouvre un bureau au Québec tandis que la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac (CQCT) voit le jour, recrutant plus de 600 membres en un an. Leurs principaux objectifs : éliminer le tabac des endroits publics et des milieux de travail, interdire la promotion des produits du tabac et offrir des aides à la cessation.

Jean Rochon : un ministre sensible à la cause

Le milieu antitabac – incluant notamment l’ADNF, la CQCT, la Société canadienne du cancer et le Conseil sur le tabac et la santé – ne ménage pas ses efforts pour arriver à ses fins : rencontres avec les députés, publicités pleine page dans les journaux, appels aux élus, mobilisation des membres. Par chance, ils peuvent compter sur un ministre de la Santé sympathique à leur cause : le Dr Jean Rochon. « Il connaissait bien la question du tabagisme avant d’être nommé ministre, puisqu’il avait travaillé sur ce dossier à l’Organisation mondiale de la Santé », dit Heidi Rathjen, codirectrice de la CQCT. La bataille reste néanmoins à gagner. « Pour qu’une loi soit votée, il faut convaincre un ministre d’appuyer la cause, puis un gouvernement d’adopter une loi en ce sens », explique Heidi Rathjen.

La lutte contre le tabac est économiquement rentable

Y a-t-il des économies à faire dans la lutte contre le tabac? Sans surprise, une étude du Conseil canadien des fabricants du tabac de 1998 conclut que la Loi sur le tabac entraînera « à court terme, des coûts nets pour le gouvernement […] et, à long terme, un fort déficit. » Les faits démontrent toutefois le contraire.

En effet, réduire le tabagisme n’affecte pas le marché de l’emploi puisque des fumeurs qui réduisent leurs dépenses en tabac déboursent cet argent ailleurs. Les emplois sont donc déplacés plutôt que perdus.

Les entreprises y gagnent aussi parce que des employés non-fumeurs sont moins souvent malades. Les restaurants et les bars n’en souffrent pas plus puisque leur clientèle fumeuse est remplacée par une clientèle qui ne fume pas ou qui accepte de sortir pour boucaner. Enfin, les coûts publics de santé diminuent, parce que fumer entraîne un plus grand nombre de complications médicales et des convalescences plus longues, entre autres.

Une conférence de presse décisive

Ainsi, le Dr Rochon prépare un projet de loi encadrant l’usage du tabac au Québec. Mais, à l’époque, c’est Lucien Bouchard qui dirige la province. Or, pour ce premier ministre proche du milieu des affaires, la vigueur économique passe avant tout. Son gouvernement retarde donc le dépôt à l’Assemblée nationale du projet de loi du ministre de la Santé. Il fléchit cependant en mai 1998. Des médecins de l’Hôpital Sainte-Justine l’avisent alors qu’ils tiendront une conférence de presse dénonçant le fait que Québec refuse de protéger ses enfants contre le tabagisme. Leur condition pour ne pas aller de l’avant? Un engagement public du gouvernement à déposer le projet de loi avant le 15 mai, date butoir pour assurer son adoption avant l’été. Or, tout politicien souhaitant être réélu ne peut défendre des intérêts économiques au détriment de ses jeunes. Quelques jours avant la date prévue de la conférence des médecins, le ministre Rochon obtient donc l’aval de Lucien Bouchard pour annoncer le dépôt du projet de loi no 444.

Une loi ambitieuse, une opposition monstre

Ce projet de loi est ambitieux : il interdit notamment le tabac dans les entreprises de 50 employés ou plus et les établissements publics; crée des sections non-fumeurs dans les restaurants et les centres commerciaux; bannit la vente de tabac aux mineurs et les publicités destinées au grand public, prévoit la fin de la commandite d’événements par les cigarettiers ainsi que la vente de tabac dans les pharmacies. Le grand public embarque : selon un sondage CROP TVA-La Presse, respectivement 87 % et 66 % des Québécois veulent restreindre le tabac dans les milieux de travail et les restaurants. Les syndicats et les gens d’affaires, toutefois, s’y opposent fermement : les cigarettiers menacent de sortir leurs usines du Québec, la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec entend « défendre avec acharnement » « les emplois de qualité [de l’industrie] », les pharmaciens s’adressent aux tribunaux pour conserver leur droit de vendre du tabac et la Chambre de commerce du Québec prévoit une perte de productivité quand les employés quitteront leur poste pour aller fumer.

Un point d’achoppement : les commandites

La fin des commandites est particulièrement critiquée. Même le grand public s’y oppose : 80 % croient que celles-ci doivent être maintenues. « Les groupes de lutte contre le tabac ont alors une excellente idée : créer un fonds public qui, pendant quelques années, soutiendrait les événements privés de l’argent du tabac, raconte Heidi Rathjen. Une fois cette question réglée, nous avons pu parler des effets du tabac sur la santé. » Avec l’aide, évidemment, de nombreux groupes et professionnels de la santé, attachés eux aussi à l’adoption de la loi. Résultat : malgré les protestations des cigarettiers, des syndicats, des gens d’affaires et des pharmaciens, la Loi sur le tabac est donc adoptée à l’unanimité en juin 1998.

« […] il n’est pas éthique que l’on impose à des gens qui n’ont pas choisi de fumer de respirer la fumée des personnes qui se trouvent dans le même lieu public qu’eux. » – Dr Philippe Couillard, ministre de la Santé et des Services sociaux de 2003 à 2008.

2005 : une nouvelle étape

En 2003, le Dr Philippe Couillard est nommé ministre de la Santé et des Services sociaux. En 2005, encouragé par la Ville de Gatineau (véritable pionnière dans la lutte au tabac), il profite du fait que la Loi sur le tabac exige le dépôt d’un rapport sur sa mise en œuvre pour la renforcer.

« Si une personne [connaissant] les risques du tabagisme choisit de continuer à fumer, ce n’est pas à l’État de l’en empêcher, déclare-t-il. Par contre, […] il n’est pas éthique que l’on impose à des gens qui n’ont pas choisi de fumer de respirer la fumée des personnes qui se trouvent dans le même lieu public qu’eux. »

À cet effet, il reste encore bien du travail : les Québécois fument encore dans les bars, les salles de quilles, les taxis et les cours d’école; les fumoirs laissent échapper de grandes bouffées d’air vicié; plus de la moitié des restaurants et des garderies ne se conforment pas totalement à la loi tandis qu’on peut encore acheter du tabac dans les cégeps et les universités, entre autres.

Une opposition différente

Le rapport du Dr Couillard séduit les groupes de santé. Mais ceux-ci en veulent encore plus : ils font pression pour que le projet de loi du ministre inclue l’interdiction des étalages des produits du tabac sur les lieux de vente ainsi que la fumée dans tous les lieux publics intérieurs, incluant les fumoirs. Philippe Couillard retient les deux propositions tout en rencontrant moins d’opposition que son prédécesseur.

Certes, le groupe monchoix.ca, financé par les cigarettiers, estime que les mesures de la nouvelle loi « risquent de faire plus de tort que de bien ». Mais l’Association des restaurateurs du Québec, qui, en 1998, peinait à imaginer des restaurants sans fumée, accepte désormais (presque) totalement cette idée. De leur côté, les groupes prosanté reprennent les mêmes tactiques pour convaincre le Conseil des ministres et l’Assemblée nationale du bien- fondé du projet de loi no 112. Finalement, leurs rencontres avec des députés, leurs publicités pleine page et la mobilisation de leurs membres ont les effets escomptés : en juin 2005, la Loi modifiant la Loi sur le tabac et d’autres dispositions législatives est adoptée – encore une fois à l’unanimité.

Des progrès à venir

En 2010, le gouvernement  libéral n’a pas donné suite à un deuxième rapport sur la mise en œuvre de la Loi sur le tabac. Le mouvement prosanté espère que l’équipe de Pauline Marois sera plus vigilante. Il reste bien des dossiers à traiter : un moratoire sur les produits du tabac, les emballages neutres, l’interdiction des saveurs et une prohibition du tabac dans les véhicules où voyagent des enfants, entre autres. Le combat continue.

1986

Adoption de la Loi sur la protectiondes non-fumeurs dans certains lieux publics.

1990

Près de 40 % des Québécois fument.

1994

Québec coupe les taxes de moitié afin de restreindre la contrebande.

Québec s’engage à investir cinq millions de dollars pour lutter plus intensivement contre le tabagisme.

1995

La Cour suprême invalide certaines dispositions de la Loi réglementant les produits du tabac fédérale.

1996

La Coalition québécoise pour le contrôle du tabac (CQCT) voit le jour.

Mai 1998

Le ministre Rochon dépose le projet de loi no 444 qui encadre l’usage du tabac au Québec.

Juin 1998

La Loi sur le tabac est adoptée à l’unanimité.

Mars 2005

Le ministre de la Santé et des Services sociaux dépose un rapport sur la mise en oeuvre de la Loi sur le tabac.

Juin 2005

La Loi modifiant la Loi sur le tabac et d’autres dispositions législatives est adoptée.

2010

Le gouvernement libéral ne donne pas suite à un rapport sur la mise en oeuvre de la Loi sur le tabac.

2013

Près de 20 % des Québécois fument.

Anick Labelle