Espaces sans fumée en entreprise : une pratique encore limitée qui souffre de l’absence de législation

Pour l’industrie du tabac, ceux qui veulent des règles claires concernant la fumée secondaire dans les milieux de travail sont par définition des extrémistes qui cherchent à s’immiscer dans les rapports privés entre collègues et concitoyens. Qu’ils soient motivés par des préoccupations sanitaires ou par un prétendu puritanisme antitabac, ces « extrémistes » seraient des ennemis de la liberté qui viennent troubler l’harmonie en entreprise et l’ordre naturel des choses.

Cette façon de présenter la situation a le mérite d’être claire – et le défaut de ne pas correspondre le moindrement à la réalité sur le terrain, faite de frictions continuelles à géométrie variable entre collègues, entre patrons et employés, entre syndicats, et entre intervenants en santé et sécurité au travail.

Depuis plus d’un an, notre collègue Micheline Bail a eu l’occasion d’observer ces conflits dans toute leur complexité, dans le cadre d’un travail initié et subventionné par la Régie régionale de la Santé et des Services sociaux de Montréal-Centre. Agente de relations humaines au CLSC des Faubougs (et membre du conseil d’administration d’Info-tabac), elle supporte les entreprises de l’île de Montréal dans leurs démarches d’implantation d’espaces sans fumée. Parfois, elle s’est retrouvée devant la tâche délicate de recoller les pots cassés après qu’un conflit majeur autour de la fumée de tabac dans l’environnement (FTE) soit déjà bien engagé.

Elle nous livre ici quelques réflexions fort à propos sur cette problématique et nous montre bien que l’absence de réglementation est bien loin d’être synonyme d’absence de conflits.

Il y a eu depuis deux décennies une telle accumulation de données scientifiques démontrant la nocivité du tabac pour le fumeur et pour le non-fumeur que ces connaissances ont fini par mobiliser de nombreux travailleurs prêts à revendiquer un milieu sans fumée et une meilleure qualité de l’air.

Les solutions techniques au problème de la FTE n’ont pas été un succès. Les systèmes de ventilation conçus strictement pour satisfaire à des normes de confort s’avèrent incapables de protéger la santé des occupants d’un bâtiment. Les composants toxiques de la fumée de tabac sont en effet dilués et recirculés dans l’air ambiant, au lieu d’être éliminés. Même si on décuple les débits et la performance des systèmes de ventilation, on n’arrive qu’à générer des coûts exorbitants, sans régler le problème pour autant.

Dans ce contexte, le vide réglementaire actuel et la réticence bien compréhensible mais regrettable des employeurs à trancher les différends entre les fumeurs invétérés et leurs collègues, mènent dans bien des cas à des situations qu’on pourrait qualifier de conflits larvés entre guérillas ennemies.

Prenons pour exemple une demande d’aide qui provient d’une petite entreprise d’environ 90 travailleurs, du secteur de la transformation du bois. Après plusieurs tentatives infructueuses pour limiter le tabagisme, l’employeur, en désespoir de cause, vient de l’interdire complètement. Résultat : grogne des fumeurs et climat de travail tendu.

Dans ce cas-ci, la nécessité d’une intervention rapide est pourtant patente : les risques d’incendie et d’explosion, à cause de l’omniprésente poussière de bois, sont bien réels. Des mégots abandonnés dans les toilettes ont mis le feu à plusieurs reprises.

Environ 50 % des employés sont de gros fumeurs. On interdit depuis longtemps le tabagisme sur la production, tout en le permettant dans la cafétéria, ce qui ne règle pas le problème puisque ce sont des locaux attenants et que le risque d’incendie demeure présent.

Pour compliquer les choses, les non-fumeurs commencent à revendiquer une cafétéria sans fumée. Depuis l’annonce de l’interdiction de fumer, le climat de travail est sens dessus dessous et une cabale menée par une poignée de fumeurs s’intensifie. L’employeur me demande de rencontrer les gens du comité de santé-sécurité pour voir avec eux comment désamorcer le conflit et mieux asseoir sa politique.

Ma première préoccupation consiste à aider les membres du comité à structurer une démarche et à les convaincre que la lutte au tabagisme est aussi de leur ressort. Je leur propose une approche simple, en quelques étapes. Comme on n’a pas pu préparer la venue de la politique, il faut se hâter de faire de l’information et de la sensibilisation auprès de tous les employés, pour faire mieux comprendre et accepter l’ensemble de la démarche.

Le comité va organiser une série d’activités (vidéos, conférence, distribution de feuillets d’information sur la FTE, de macarons, affichages, etc.). En même temps, un sondage sera distribué aux fumeurs pour tester leur intérêt à participer à un programme de cessation défrayé en partie ou en totalité par l’employeur. Le comité s’engage à trouver l’information sur les différents programmes d’aide et à la distribuer aux intéressés.

Reste à rédiger la politique. Voilà qui donne lieu à des débats musclés. Il n’y a pas consensus sur l’interdiction totale de fumer. Un employé fumeur soutient que le droit de fumer est un droit inaliénable et qu’y toucher équivaut à porter atteinte aux droits de la personne. Un autre fumeur menace de démissionner si la politique est maintenue. Un non-fumeur parle du « climat pourri dans l’usine depuis que les gars sont obligés d’aller fumer dehors. Ça a pas d’allure c’t’affaire-là. Avant on était contents de venir travailler. À c’t’heure c’est ben trop lourd! »

L’employeur fait tout de suite son lit : « Il n’est pas question de revenir sur l’interdiction. On est sans fumée et on le demeurera; par contre j’aimerais que vous m’aidiez à trouver des moyens d’accommoder les fumeurs. » Les idées fusent : on propose de séparer la cafétéria en deux sections ; de faire un coin fumeur dans le corridor qui sépare les deux bâtisses; dans l’entrée près des toilettes, ou dans un autre endroit à côté d’une fenêtre, etc.

Un gars suggère de donner cinq minutes de pause supplémentaire aux fumeurs pour leur permettre de se rendre fumer à l’extérieur, ce qui est refusé par l’employeur, par souci d’équité. Cela m’amène à soulever d’autres questions : le fumoir que vous proposez réglera-t-il la question du risque d’incendie? S’il n’a pas de ventilation indépendante, comment empêcherez-vous la fumée de se propager aux locaux voisins? L’employeur est-il prêt à défrayer les coûts d’un vrai fumoir avec ventilation indépendante?

Et qui sera responsable de l’application de la politique ? L’employeur décide d’en charger chaque contremaître, sous la supervision du comité de santé-sécurité. La question de la tolérance à l’égard des fumeurs refait surface.

Je fais valoir pour ma part que la dépendance à la nicotine est lourde, qu’il est difficile pour un fumeur de changer d’habitude du jour au lendemain et que par conséquent il faut miser sur la patience et la tolérance. L’employeur accepte l’idée d’une période de transition de quelques mois pendant laquelle on se contentera d’aviser verbalement le fumeur surpris à en griller une, à l’intérieur du bâtiment. Mais après, que se passera-t-il?

Cela soulève la délicate question des sanctions. Faut-il prévoir des sanctions si on enfreint le règlement? Et si oui, quelles seront-elles? Si quelqu’un récidive, ira-t-on jusqu’à le congédier? L’idée répugne de prime abord. Tout dépend de la culture de l’entreprise, du nombre de fumeurs récalcitrants ainsi que des pratiques disciplinaires déjà établies.

L’importance de l’enjeu est telle que l’employeur envisage de recourir à des mesures disciplinaires en cas d’extrême nécessité. Il dit miser d’abord sur une solide sensibilisation et fait appel à la bonne volonté de ses employés, en particulier à celle de ses contremaîtres fumeurs. Je leur rappelle les conditions à respecter avant de recourir à des mesures disciplinaires.

Il faut enfin nommer les responsables de l’application des sanctions, de même que de la gestion des plaintes. Là, tout le monde se défile : « On n’a pas envie de se faire casser les jambes par les gars », plaisante-t-on autour. On hésite. Je leur rappelle que c’est important.

C’est le propriétaire de la compagnie qui s’en chargera, avec un contremaître. Les éléments se mettent finalement en place pour permettre une première ébauche de politique. L’employeur s’engage à laisser les employés fumer à l’extérieur d’avril à novembre et à leur faire construire un abri pour l’hiver prochain.

Rapports de forces

Tout est bien qui finit bien, pourrait-on conclure de cette histoire. Une autre conclusion s’impose aussi : tant que le législateur n’adoptera pas de règles claires au sujet de l’usage du tabac en milieu de travail, la situation évoluera surtout en fonction du rapport de forces qui prévaut dans chaque entreprise. La santé, la logique et l’équité ne seront pas forcément au rendez-vous. Sous l’apparente harmonie des relations fumeurs/non-fumeurs couveront des conflits profonds, nourris de frustrations accumulées et refoulées.

Comme j’ai pu le constater à maintes reprises, la situation peut varier énormément d’un endroit à l’autre, tout comme les solutions qu’on peut proposer aux employeurs. Que faire quand on s’adresse à de gros fumeurs de la production en poste douze heures d’affilée, sans droit à une pause? Ou à une entreprise occupant quatre étages d’une tour à bureau et qui désire s’affranchir de la fumée, alors qu’on partage un même système de ventilation avec quarante autres étages où on fume encore allègrement?

Que proposer à un gros bureau de professionnels, avocats ou ingénieurs par exemple, quand certains associés influents menacent de quitter la boîte si on les force, comme n’importe quel autre employé salarié, à se plier au règlement? Et quel argument invoquer quand une entreprise du secteur touristique craint de perdre sa clientèle étrangère si elle implante la politique-tabac que réclame son personnel?

Le pourcentage de milieux de travail sans fumée augmente au Québec, malgré l’inaction gouvernementale. Il n’en demeure pas moins que c’est un phénomène nouveau et souvent limité aux moyennes et grandes entreprises, où on retrouve davantage d’activités de promotion de la santé et où le personnel est plus scolarisé et mieux informé.

Les secteurs liés à la petite technologie et à la petite production et comptant peu d’employés sont les plus difficiles à approcher et les plus hermétiques à l’idée de limiter le tabagisme. Ce sont pourtant les travailleurs de ces secteurs qui sont le plus à risque et qui fument le plus.

Dans des ateliers où les travailleurs sont déjà exposés à une soupe de contaminants, le problème des non-fumeurs et de la FTE peut paraître moins préoccupant que celui des fumeurs exposés à l’effet synergique tabac/contaminants. Cette synergie peut être simplement additive ou fortement multiplicative, en effet, mais elle joue pour tout le monde et, là plus qu’ailleurs, les fumeurs multiplient les risques encourus par les non-fumeurs.

Les employeurs s’en disent bien conscients, mais ne sont pas prêts à réglementer l’usage du tabac, par peur des réactions négatives (on trouve souvent de 60 à 65 % de fumeurs dans ces milieux-là) ou par crainte de perdre leurs meilleurs ouvriers. « On attend d’être obligés de le faire, autrement on ne bougera pas! », affirment-ils souvent.

Le dépôt prochain, à l’Assemblée nationale, d’un projet de loi sur le tabagisme suscite déjà beaucoup d’espoir dans certains milieux, et devrait corriger la situation. Il serait important que cette législation étende à la majorité des milieux de travail l’obligation de protéger les non-fumeurs, en statuant clairement sur la nocivité de la fumée de tabac, en instaurant des mécanismes incitatifs pour obliger les personnes en autorité à répondre aux exigences de la loi, et en prévoyant des mesures de protection efficaces contre les risques de représailles.

Micheline Bail