L’origine des cigarettes de contrebande se déplace d’Akwesasne vers Kahnawake

La plus grande part des cigarettes de contrebande ne proviendrait plus du côté américain de la réserve mohawk d’Akwesasne, près de Cornwall en Ontario, mais serait plutôt fabriquée par une dizaine de manufactures situées dans la réserve de Kahnawake, près de Châteauguay en banlieue sud de Montréal.

C’est une des conclusions d’une audacieuse enquête menée par le journaliste William Marsden pour le Centre for Public Integrity, en collaboration avec The Gazette. Faisant la une de ce quotidien de Montréal le samedi 28 mars, le dossier dévoile l’importance du marché noir du tabac dans les communautés mohawks, l’implication du crime organisé et le peu d’effet que les interventions policières et le processus judiciaire ont eu sur ce fléau.

L’organisme Centre for Public Integrity, situé dans la capitale fédérale américaine et financé par des fondations philanthropiques, commandite des reportages d’envergure menés par des journalistes d’enquête. La contrebande du tabac à travers le monde est un de ses sujets d’investigation réguliers, comme en témoigne une division de son site web, intitulée Tobacco Underground, The Booming Global Trade in Smuggled Cigarettes (Le tabac souterrain : le marché international croissant des cigarettes de contrebande).

Mohawks divisés

Environ 2 000 personnes travailleraient à la production, la distribution et la vente du tabac seulement à Kahnawake, qui compte moins de 8 000 habitants. Ce commerce est si florissant que les manufactures locales doivent avoir recours à du personnel non autochtone venant des villes avoisinantes. La chef mohawk Rhonda Kirby, l’équivalente d’une conseillère municipale, révèle que l’arrivée de la main-d’œuvre extérieure, évidemment payée en argent comptant, suscite la grogne de traditionalistes qui n’apprécient pas ce rapprochement des cultures. En fait, la communauté semble divisée en deux. Les Mohawks qui profitent de la manne du tabac sont en faveur de la contrebande (qu’ils qualifient de commerce légitime), alors que les autres y sont généralement opposés.

Profits, motards et mafieux

Les profits sont si élevés et l’application des lois si faible, que la contrebande du tabac a provoqué une étrange alliance entre des Mohawks (d’Akwesasne, Kahnawake et Kanesatake) et des membres du crime organisé. Des motards criminels, des mafieux italiens, irlandais, russes et asiatiques sont impliqués dans la fabrication, la distribution et la vente au détail de produits du tabac illicite, dévoile l’enquête publiée dans The Gazette. « Tout le monde sait que le crime organisé est ici, a reconnu la chef Kirby. En fait, quelques propriétaires de boutiques de tabac voudraient abandonner le commerce, mais les gangs les forcent à continuer. »

À la suite d’une série d’entretiens réalisés dans et autour des réserves mohawks, souvent avec des interlocuteurs qui ont demandé de préserver leur anonymat, le journaliste William Marsden a découvert que le démarrage des manufactures autochtones était parfois financé par le crime organisé. Ce fait fut confirmé par des policiers et par des contrebandiers eux-mêmes. Les profits de la drogue sont parfois utilisés dans la fabrication de cigarettes de contrebande. Ensuite, les profits du tabac servent à acheter de la cocaïne et de la marijuana.

Pour assurer une marge de profit intéressante pour ses membres, un regroupement, le Kahnawake Tobacco Association, tente d’imposer un prix minimal pour les produits de tabac. Ce prix minimal, qui serait actuellement de 15 $ pour 200 cigarettes au détail, pourrait monter jusqu’à 20 $ si le cartel réussit à imposer sa volonté. En Ontario et au Québec, là où les produits du tabac sont les moins taxés au pays, les cigarettes légales coûtent de 60 $ à 80 $ la cartouche.

Vaines arrestations

Les arrestations régulières de contrebandiers ont peu d’impact sur l’alimentation du marché noir du tabac, car les criminels mohawks vont rarement en prison et ne paient tout simplement pas les amendes qui leur sont imposées. Quant aux corps policiers blancs, ils n’entrent presque jamais sur les territoires des Premières Nations sans l’autorisation du conseil de bande. Selon des policiers interrogés par le journaliste Marsden, cette retenue a transformé quelques communautés autochtones en lieu sûr pour les activités d’organisations criminelles. Le marché noir du tabac, la contrebande de drogues et d’armes, l’introduction d’immigrants clandestins, les jeux de hasard sur Internet ou sur place sont tous devenus des sujets de friction non seulement entre les Mohawks et leurs voisins, mais aussi à l’intérieur de leurs propres communautés.

Hausse exponentielle

Le reportage de The Gazette parle d’une hausse « exponentielle » du marché noir du tabac, rapportant les dires d’officiers de la Gendarmerie royale du Canada. Estimée prudemment à 1,3 milliard $, cette contrebande prive les gouvernements d’au moins 1,6 milliard $ en taxation du tabac. Elle procurerait aux criminels des profits qui rivalisent avec ceux des drogues illégales. De deux à trois cigarettes sur dix consommées au Canada proviennent de la contrebande, indique le quotidien montréalais. Selon une enquête financée par Imperial Tobacco Canada et souvent citée par une association de dépanneurs, les produits clandestins occuperaient 40 % du marché au Québec et 48 % en Ontario.

Des faits peu rapportés

Les dossiers de The Gazette et du Journal de Montréal omettent plusieurs éléments cruciaux qui sont généralement inconnus du public :

  • La contrebande n’est pas causée par la taxation du tabac, mais plutôt par la proximité de quelques réserves autochtones qui abritent les manufactures illicites. Dans les provinces de l’ouest, la taxation provinciale est presque le double de celle qui prévaut au Québec et il n’y a pratiquement pas de contrebande.
  • Une légère baisse des taxes n’aurait presque pas d’effet sur la contrebande, car les prix du tabac sur les réserves mohawks sont dérisoires.
  • Une quasi-élimination des taxes sur le tabac, comme celle survenue en 1994, serait une catastrophe sur le plan de la santé publique, car elle entraînerait une hausse du tabagisme et de ses méfaits (le tabac tue environ 370 000 Canadiens par décennie). De surcroît, cette forte réduction des taxes, qui coûterait des milliards $ aux gouvernements, n’éliminerait même pas la criminalité des réserves mohawks, laquelle se déplacerait vers d’autres secteurs.
Discours du ministre Blackburn

Le ministre du Revenu national du Canada, Jean-Pierre Blackburn, était conférencier invité lors d’un dîner organisé par l’Association québécoise des dépanneurs en alimentation (AQDA) et tenu à Laval le 7 avril.

Sollicité par l’AQDA et motivé par le récent dossier choc de The Gazette, le ministre Blackburn a promis un resserrement de l’émission des permis de fabrication de cigarettes. L’Agence du revenu du Canada fera aussi une campagne de promotion pour sensibiliser les fumeurs à l’illégalité de la contrebande du tabac.

M. Blackburn a indiqué qu’il avait à son agenda des rencontres avec ses homologues du Québec et de l’Ontario. « Ce sont les provinces les plus touchées par ce fléau. Je veux m’assurer qu’elles logent à la même enseigne que moi. Aucune action ne sera efficace si elle n’est pas concertée avec les gouvernements provinciaux », a-t-il conclu.

L’AQDA est satisfaite des engagements annoncés par le ministre lors du dîner. Elle a émis un communiqué titré : « Si le gouvernement conservateur s’y met, ça promet ». Cet optimisme n’est cependant pas partagé par The Gazette, dont l’éditorial du surlendemain était intitulé : « Le ministre parle fort, mais il ne lance que de la fumée ». Selon le quotidien, le gouvernement est plus convaincant par ses paroles que par ses actions, car le problème de la contrebande est connu depuis fort longtemps.

Denis Côté