Les zones grises et le manque d’inspecteurs ont nui à l’application de la loi de 1998

Les nombreuses zones grises contenues dans le texte de l’actuelle législation antitabac, ainsi que le manque d’inspecteurs, ont grandement nui à son application. C’est du moins ce qui ressort du Rapport sur la mise en œuvre de la Loi sur le tabac, un document d’environ 200 pages, que le ministre de la Santé et des Services sociaux du Québec, Philippe Couillard, a déposé à l’Assemblée nationale le 5 mai dernier.

Adoptée à l’unanimité le 17 juin 1998, la Loi sur le tabac constitue la pièce maîtresse de l’intervention gouvernementale en matière de lutte contre le tabagisme. Elle comporte un ensemble de mesures ayant pour but d’encadrer l’usage, la vente et la promotion du tabac. Toutefois, depuis son entrée en vigueur, en décembre 1999, moins de 3000 constats d’infraction ont été délivrés, et ce, même si plus de 13 000 délits ont été enregistrés.

Service de lutte contre le tabagisme

Chaque année, une moyenne de 8 000 appels et de 3 500 plaintes parviennent au Service de lutte contre le tabagisme. Ce bureau, qui relève de la Direction générale de la santé publique du ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec, est responsable de l’application de la Loi sur le tabac. Lors de sa création, en septembre 1998, il comptait 16 employés et disposait de 700 000 $ pour faire appliquer la loi. Six ans plus tard (2004-2005), 34 permanents et 37 occasionnels y travaillent et 6,2 millions $ sont alloués au respect de la législation antitabac sur un budget total de 20 millions $.

Le Service dispose d’un site Internet offrant des renseignements généraux, mais c’est plutôt à la ligne téléphonique sans frais (le 1-888-416-8222) que sont traitées les plaintes et demandes d’information.

Jusqu’au 1er octobre 2004, 14 175 plaintes y ont été déposées et 13 299 d’entre elles ont été traitées. Alors qu’en cinq ans, plus de 13 000 infractions ont été constatées, à peine 2 795 contraventions ont été remises. De ce nombre, 2 349 ont été infligées à des exploitants qui ne respectaient pas les restrictions relatives à l’usage du tabac, 155 concernaient la vente, la publicité et l’emballage, et 294 ont été données à des individus ayant fumé dans un lieu où il était interdit de le faire. Paradoxalement, plus de 10 000 avis de non-respect de la loi ont été émis par le Ministère.

Lente entrée en vigueur

« Bien qu’une surveillance du respect de la Loi ait été exercée dès son entrée en vigueur, les exploitants qui ne s’étaient pas conformés se voyaient remettre un avis de non-respect de la Loi au lieu d’un constat d’infraction », indique le rapport. Cette démarche avait pour objectif de sensibiliser et d’éduquer les gens plutôt que de les réprimer. Même si l’application de sanctions pénales a été annoncée à l’été 2000, il a fallu attendre la fin du mois de mai 2001 avant que de véritables sanctions ne soient imposées aux contrevenants. Une politique qui traduisait la volonté du gouvernement « de donner toutes les chances aux exploitants d’adapter leurs façons de faire aux exigences légales ».

Quelques mois après l’émission des « vraies » contraventions, les inspecteurs du ministère ont procédé à une vaste enquête afin d’évaluer le taux de conformité à la loi. Sur les quelque 3 000 lieux visités, seulement la moitié respectait à la fois les normes sur l’usage du tabac et celles sur l’affichage. En ce qui a trait à l’usage du tabac, les endroits les plus problématiques étaient ceux dans lesquels il était permis de fumer dans un espace n’excédant pas 40 % des places disponibles, tels que les restaurants.

Zones grises

Le manque de clarté et l’absence de définition de certains termes ont handicapé plusieurs dispositions de la loi. En vertu de l’article 6, « l’exploitant d’un lieu ou d’un commerce doit […] offrir le maximum de protection aux non-fumeurs compte tenu de la superficie totale des lieux et de leurs conditions d’utilisation et d’aération ». Toutefois, la « maximisation de la protection des non-fumeurs » n’étant pas définie, cet alinéa a posé une difficulté majeure d’interprétation et, par conséquent, d’application.

Selon le Ministère, 1 698 lieux visités transgressaient cette règle, mais seulement trois constats d’infraction ont été émis parce que ce passage permet des appréciations différentes pour des situations semblables.

Un problème similaire s’est posé dans le cas du cloisonnement des restaurants qui, après le 17 décembre 2001, devaient être totalement sans fumée s’ils avaient subi des rénovations majeures. Puisque la loi ne précisait pas ce qui était entendu par « rénovations majeures », il a été difficile d’appliquer cet article de manière cohérente.

Manque d’inspecteurs

Le nombre d’inspecteurs est passé de sept à 45, de 2000 à 2003-2004. D’après le rapport, l’équivalent de 25 inspecteurs à temps plein veillent au respect des restrictions sur l’usage du tabac dans certains lieux fermés. À cause des ressources restreintes mises à la disposition du Ministère, ceux-ci ne sont intervenus que lorsqu’une plainte était déposée contre un exploitant.

« Jusqu’à l’été 2003, les inspecteurs ne pouvaient traiter que les nouvelles plaintes parce qu’ils étaient peu nombreux et qu’ils étaient impliqués dans les travaux d’évaluation de la Loi, révèle le rapport. Au cours de l’exercice 2003-2004, l’ajout de nouveaux inspecteurs a permis, entre autres, d’exercer un suivi plus soutenu des lieux trouvés en infraction lors d’une première inspection et de récupérer partiellement le retard accumulé dans le traitement des plaintes. »

Vente aux mineurs

Jusqu’à la fin de l’année 2003, les inspecteurs de Santé Canada visitaient les commerces québécois afin de s’assurer que les détaillants ne vendent pas de cigarettes à des jeunes de moins de 18 ans. Or, en 2004, Québec a décidé de faire appliquer sa propre loi, affectant plusieurs de ses agents au remplacement de leurs homologues fédéraux.

À l’aide de 25 aides-inspecteurs âgés de 16 ans, 3 623 vérifications de conformité ont été réalisées entre avril et octobre 2004. Selon les données du Ministère, les trois quarts des commerçants visités ont refusé de vendre du tabac à l’adolescent.

Même si l’application de la législation québécoise devait permettre des sanctions plus sévères que la loi canadienne, les détaillants fautifs ont pu profiter de la clémence du gouvernement. Ils n’ont reçu qu’un avis de non-respect de la loi pour cette première offense. « Avant d’imposer des sanctions pénales, les commerçants sont avisés par écrit qu’un jeune aide-inspecteur à l’emploi du Ministère a acheté des produits du tabac dans leur commerce, relate l’étude. Cette démarche […], vise essentiellement à sensibiliser les commerçants à leurs obligations en matière de vente de tabac aux mineurs et s’assurer du respect de la Loi. »

Publicité et promotion

Alors qu’au cours des dernières années, les compagnies de tabac ont usé d’astuces afin de promouvoir leurs produits, le rapport confirme que la mise en oeuvre des articles relatifs à la publicité et à la promotion s’est effectuée avec prudence. Le gouvernement n’est intervenu que dans des cas de délits incontestables. Cette lacune s’explique par le manque de personnel spécialisé en droit et en marketing, et par les ressources financières insuffisantes pour soutenir les actions juridiques d’envergure contre l’industrie du tabac. Selon le Ministère, ce qui a pu être interprété comme de la tolérance par les groupes militant contre le tabagisme n’était, en fait, que le temps nécessaire à bâtir une expertise.

Bilan

Même si plusieurs obstacles ont entravé une application stricte de la loi, il n’en demeure pas moins que l’usage du tabac a connu une baisse importante depuis son entrée en vigueur. En 1999, un peu plus de 30 % des Québécois fumaient, aujourd’hui, ils sont moins de 25 %.

Rares sont les politiciens qui devancent leurs échéanciers. C’est pourtant ce qu’a fait le ministre Couillard en déposant son Rapport sur la mise en œuvre de la loi en mai, alors qu’il avait jusqu’en octobre pour le faire. Au moment où sa seule obligation consistait à évaluer la Loi sur le tabac, il s’est servi des conclusions du rapport pour élaborer un projet de loi musclé, lequel viendra renforcer les mesures de 1998 et remédiera à plusieurs de ses lacunes.

Josée Hamelin