Le moment de vérité

Tout indique que l’heure de la décision a sonné à Québec : le gouvernement Bouchard devra décider d’ici quelques jours s’il entend faire adopter, avant les prochaines élections, le projet de loi sur la prévention du tabagisme et la protection des non-fumeurs qu’on nous promet depuis trois ans.

À la veille de ce qui sera probablement une année électorale, la tentation est sans doute forte de classer ce projet de loi dans le dossier des controverses à éviter. Ce serait à la fois une maladresse tactique et une grave erreur morale.

Sur le plan de la préparation des prochaines élections et d’un éventuel troisième référendum, il ne faudrait pas croire que les défenseurs de la santé publique se contenteront de vagues promesses de s’attaquer à la question du tabagisme dans quelques années. Le gouvernement québécois ne peut plus céder aux pressions de l’industrie du tabac et de ses alliés de circonstance sans porter un coup à sa propre crédibilité.

Car le mouvement antitabac québécois n’est plus le parent pauvre de ses pendants canadien anglais et américain; depuis la baisse des taxes en février 1994, il a eu le temps de se transformer en un réseau solide et efficace, avec une étonnante capacité de mobilisation. On en a eu encore une démonstration dernièrement, avec la campagne de lettres à Lucien Bouchard organisée par la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac, à laquelle plus de 60 organismes ont participé en quelques jours.

Grâce aux efforts de ce nouveau réseau, et à l’influence de l’actualité internationale, en particulier américaine, on n’a jamais autant parlé du tabac au Québec qu’à l’heure actuelle. Le discours des médias a évolué depuis quelques mois : on est moins prêt à ridiculiser les « ayatollahs antitabac » et plus sceptique à l’égard d’organismes de façade tels que le Ralliement pour la liberté de commandite mis sur pied par l’agence Edelman.

Avec la proposition d’un Fonds québécois pour la culture, le sport et la santé, un moyen efficace a été trouvé pour agir contre la publicité des cigarettiers déguisée en commandites sans se faire détester par les amateurs de festivals.

À Québec, on est peut-être porté à laisser l’épineux dossier des commandites au gouvernement fédéral; avec l’exemption Jacques Villeneuve, Jean Chrétien s’est attiré les foudres des commentateurs, et les accusations d’opportunisme dont il fait l’objet font sans doute le bonheur du Bloc Québécois.

Mais à force d’hésiter et d’attendre le moment idéal pour agir, le gouvernement du Québec risque de se faire doubler encore une fois : on sait que les stratèges fédéraux discutent à nouveau d’un éventuel programme de compensation pour les autres événements jusqu’ici commandités par les cigarettiers. Au bureau du ministre Allan Rock, on nous affirme qu’il n’y aura pas d’annonce à ce sujet cette semaine, mais les discussions ont bel et bien lieu.

D’ailleurs, selon des rumeurs que personne au fédéral n’accepte de confirmer mais qui semblent largement répandues tant à Ottawa qu’à Québec, on envisage même la possibilité d’un programme de commandites en faveur de l’unité canadienne!

Le gouvernement péquiste serait mal placé pour critiquer cette hypothétique transformation d’une question de santé publique en enjeu référendaire et constitutionnel. Il se trouverait sans doute des gens pour lui rappeler qu’il a eu amplement de temps, entre son élection à l’automne 1994 et le dépôt d’un projet de loi fédéral en décembre 1996, pour exercer sa juridiction exclusive sur la santé et légiférer en vue de diminuer un peu l’impact négatif de la baisse des taxes sur les cigarettes.

La morale politique

À force de réfléchir à tous ces aspects tactiques, voire électoralistes, il ne faudrait pas escamoter l’essentiel dans ce dossier, c’est-à-dire le devoir moral d’agir contre le tabagisme.

On oublie trop souvent que le tabac tue. Pas de manière indirecte et difficilement chiffrable, comme le chômage qui diminue l’espérance de vie des chômeurs. Pas à la manière d’un de ces produits chimiques qu’on interdit parce que, à concentrations extrêmement élevées, il a provoqué chez des rats de laboratoire quelques cas d’un cancer rare. Le tabac tue plus de 10 000 Québécois par année. Avec une forte tendance à la hausse.

De plus, le tabagisme est une dépendance physiologique contractée à l’adolescence. Ce n’est pas un vice d’adulte, une habitude de vie qu’on arrive à corriger à 30 ou à 40 ans, comme le manque d’exercice ou l’excès de gras dans l’alimentation. Même après une crise cardiaque provoquée par leur tabagisme, bien des fumeurs ne parviennent toujours pas à renoncer à la nicotine.

Dans 40 ans, lorsque bon nombre des enfants d’aujourd’hui seront devenus les fumeurs malades de demain, on ne s’interrogera probablement pas longtemps sur les actions du gouvernement Bouchard en novembre 1997 qui ont fait baisser ou monter l’appui au PQ de 0,1 %. Mais il est fort possible qu’on se pose des questions sur l’irresponsabilité flagrante – ou la prévoyance exemplaire – dont témoignaient les décisions prises alors en matière de lutte au tabagisme.

L’autre façon de gouverner accorde-t-elle la priorité à la protection des vies humaines ou au chiffre d’affaires d’Imperial Tobacco? Nous le saurons bientôt.

Francis Thompson