L’entente avec Liggett aux USA ramène le débat politique sur les activités de l’industrie
Avril 1997 - No 6
L’industrie mondiale du tabac a connu un sérieux revers avec l’annonce du 20 mars de la « défection » du fabricant américain Liggett.
« Nous avons incité le coupable le moins important à devenir témoin à charge et à témoigner contre les méchants les plus maléfiques », a déclaré le procureur général du Michigan, Frank Kelley, lors d’une conférence de presse annonçant un règlement hors cour entre Liggett et les 22 États américains qui avaient intenté des poursuites civiles contre les cinq principaux fabricants américains.
Au Québec, où l’on a vu avec quelle habileté les compagnies de tabac se sont cachées derrière les ténors des événements culturels et sportifs lors du débat sur la loi Dingwall, les organismes de santé espèrent que l’affaire Liggett aidera à recentrer le débat politique sur l’essentiel.
« Dans le grand public, on commence à déculotter l’industrie du tabac, se réjouit le Dr Alain Poirier de la Direction de la santé publique de la Montérégie. La stratégie de l’industrie a toujours été de ne pas laisser d’empreintes digitales sur le lieu du crime. »
Avec les preuves documentaires qu’on attend maintenant au sujet des recherches secrètes de l’industrie sur les effets nocifs de la cigarette et sur la manipulation des taux de nicotine, « j’espère que les médias québécois vont enfin comprendre le travail des ayatollahs antitabac, affirme le Dr Poirier. Les médias aiment bien dénoncer les méchants, les coupables. Maintenant, ils découvriront peut-être les vrais méchants de l’industrie ».
Victoire stratégique plutôt que financière
Le règlement hors cour entre les procureurs généraux et Liggett est modeste en termes strictement financiers. Pour dédommager les États d’une petite partie des coûts (publics) de santé reliés à ses ventes de cigarettes, Liggett versera tout de suite 25 millions $ U.S., et 25 p. 100 de ses profits avant impôts pendant les 25 prochaines années.
Liggett s’engage aussi à ne plus faire de marketing auprès des jeunes, à respecter les restrictions sur la publicité mises de l’avant par la Food and Drug Administration (FDA) – textes noir et blanc, seulement dans les publications destinées aux adultes – et à avertir les consommateurs que la cigarette crée une dépendance.
Ce dernier élément de l’entente avec Liggett représente une importante victoire morale pour les organismes de santé américains. Il y a trois ans, le pdg de Liggett de l’époque était parmi les représentants de compagnies de tabac qui sont venus dire sous serment, devant un comité du Congrès américain, que la cigarette ne crée pas de dépendance. (D’ailleurs, une enquête est encore en cours pour voir s’il y a eu parjure.)
Encore plus significatif : Liggett s’engage à fournir tous les documents dont la société dispose et qui pourraient servir dans les poursuites contre les autres fabricants, et aussi à encourager ses employés à aider les autorités dans leurs poursuites dans la mesure du possible.
On disposait déjà d’un grand nombre de documents démontrant clairement que les équipes de recherche des cigarettiers étaient tout à fait au courant des effets nocifs du tabagisme alors que les fabricants continuaient à en nier la nocivité dans leurs interventions publiques.
Ce qui est nouveau, c’est l’espoir d’accéder aux procès-verbaux du fameux Committee of Counsel (comité d’avocats). D’après ce que les avocats antitabac ont pu découvrir ici, ce comité semble être à bien des égards l’instance décisionnelle suprême de l’industrie mondiale du tabac en ce qui a trait aux questions particulièrement sensibles de responsabilité civile ou criminelle, de dépendance, de réglementation, etc.
On soupçonne les fabricants depuis longtemps d’abuser de la présence de leurs avocats à ces réunions, et donc du principe du privilège des communications entre clients et avocats, pour pouvoir discuter en secret de choses qui, dans d’autres contextes, les exposeraient éventuellement à des poursuites.
Le seul moyen de lever le voile sur les discussions du Committee of Counsel contre le gré des fabricants est de prouver que ces discussions ont servi à commettre des actes de fraudes ou des délits criminels d’autre nature. Si, par exemple, les fabricants s’étaient mis d’accord lors d’une réunion en 1962 pour cacher les résultats de leurs propres recherches sur la nocivité de la cigarette et pour nier frauduleusement le lien entre le cancer du poumon et le tabagisme, le procès-verbal de cette réunion pourrait être admissible en cour.
Mais il s’agit là bien sûr d’un cercle vicieux : tant qu’on n’a pas accès aux procès-verbaux, il est difficile d’accumuler assez de preuves pour convaincre la cour de percer le secret professionnel… et de donner accès à ces mêmes procès-verbaux.
Cependant, avec Liggett, on a trouvé un fabricant prêt à divulguer les documents les plus sensibles de l’industrie. Les autres quatre grands fabricants américains sont immédiatement allés chercher une injonction pour empêcher cette divulgation. Mais plusieurs juges ont déjà accepté d’examiner les documents en question pour voir s’ils contiennent des indices assez convaincants de délits criminels pour justifier qu’ils soient remis aux différents procureurs généraux.
Retombées boursières
Les effets du règlement hors cour avec Liggett se sont fait sentir un peu partout où les multinationales du tabac sont présentes.
Au Canada, les actions d’Imasco (société mère d’Imperial Tobacco et membre, avec le fabricant américain Brown & Williamson, du groupe British American Tobacco) ont chuté de 2,5 p. 100 au lendemain de l’annonce. Pour sa part, Rothmans Inc., qui appartient à 40 p. 100 au plus grand fabricant américain, Philip Morris, a connu une baisse de 1,9 p. 100. (À New York, Philip Morris USA a perdu 5,0 p. 100.)
Francis Thompson