Le cirque de l’industrie du tabac se produit devant le Sénat

Au moment d’aller sous presse, les sénateurs n’avaient pas encore adopté la loi Dingwall, mais il semble probable que cette dernière étape de la saga législative sera bientôt franchie, avant le déclenchement des élections fédérales qu’on attend incessamment.

Heidi Rathjen, directrice de campagne de la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac, a assisté à une bonne partie des audiences publiques du comité sénatorial sur les affaires juridiques et constitutionnelles à propos du projet de loi C­71. Elle nous livre ici ses impressions des débats et de la couverture médiatique pas toujours objective.

Les audiences sur le projet de loi C­71 sont presque terminées. Il ne reste qu’un panel de témoins, suivi de l’étude « article par article » de la législation, lors de laquelle le comité décidera d’y apporter ou non des amendements.

En assistant à ces séances, qui se sont déroulées sur trois jours (du 1er au 4 avril), l’observateur le moindrement conscient des enjeux et des intérêts derrière les interventions ne pouvait échapper à un sentiment de frustration persistante.

C’était en grande partie du déjà-vu. Encore une fois, les propos des adversaires de la loi ont eu droit non seulement à une couverture médiatique disproportionnée, mais aussi à une présomption de crédibilité qu’on était loin d’accorder aux groupes appuyant le projet de loi.

En effet, les adversaires de la loi ont sans cesse exigé des organismes de santé qu’ils prouvent leurs affirmations concernant l’influence de la publicité sur les jeunes. Lorsque ces mêmes groupes, qui profitent de la publicité du tabac, sont venus déclarer que celle-ci n’influence pas les jeunes, par contre, les demandes de rigueur scientifique n’étaient plus de mise.

Le sénateur Pierre-Claude Nolin, lui, n’a cessé de réclamer aux groupes de santé des preuves concrètes concernant leurs conclusions, alors qu’il n’a jamais douté de « l’expertise » de ceux qui proclamaient haut et fort que la publicité n’a pas d’effets sur les jeunes. Il n’a pas non plus invité l’industrie du tabac à fournir la multitude d’études qu’elle a effectuées auprès des jeunes – ni à expliquer les raisons pour lesquelles l’industrie préfère les garder secrètes.

Le sénateur Nolin, tout comme les adversaires de la loi, ne semblait accorder aucune importance à la différence frappante entre les intérêts qui motivent les deux camps, à savoir la santé publique d’un côté et les profits de l’autre.

D’autre part, les partisans de la loi ont présenté de multiples études nationales et internationales démontrant clairement la corrélation entre la publicité et le tabagisme. Mais tant qu’il n’y aura pas de laboratoire dans lequel on peut isoler, pour en quantifier l’impact, chacun des facteurs socio-économiques motivant les jeunes à fumer, les adversaires des restrictions auront raison : il sera toujours impossible d’avoir des « preuves scientifiques concrètes d’un lien direct » entre la publicité et le tabagisme.

Le processus est subtil et complexe. On sait très bien qu’un jeune « ne va pas commencer à fumer parce qu’il est allé au Festival de Jazz Du Maurier ».

Comme lors des débats précédant l’adoption de la loi à la Chambre des communes, les médias ont amplement rapporté les propos des adversaires de la loi. Parfois, ils ont ajouté des commentaires de sénateurs qui ont réfuté certains arguments. Mais la majeure partie de la désinformation des adversaires est demeurée incontestée. Par exemple, lorsque le maire de Montréal, Pierre Bourque, a prié le comité d’allonger la période de transition pour donner plus de temps aux événements pour remplacer les commandites de tabac, personne n’a fait remarquer que les commandites ne seront pas interdites et qu’elles pourront continuer avec certaines restrictions.

Et les médias n’étaient tout simplement pas présents lors des témoignages des organismes de santé. Ils ont manqué, entre autres, l’excellente présentation de Rob Cunningham de la Société canadienne de cancer qui a de toute évidence fort impressionné les sénateurs. Il a réfuté, avec des faits incontestables et des arguments solides, toutes les objections mises de l’avant au cours des trois derniers jours par les adversaires de la loi.

Il va sans dire que la population n’a pas eu droit à cette information, ni à cet autre fait intéressant souligné par la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac : le nombre d’organismes membres de la Coalition a presque doublé depuis notre témoignage devant la Chambre des communes, passant de 320 à 620!

En dépit de la couverture médiatique généralement déséquilibrée, la plupart des questions des sénateurs étaient intelligentes et, sauf pour le sénateur Nolin, dépourvues d’arrière-pensées partisanes. (Le sénateur Nolin, quant à lui, a tenu à souligner les activités de bienfaisance de l’industrie, et a même demandé au comité de tenir compte des économies réalisées par l’État grâce au décès prématuré de 40 000 Canadiens chaque année.)

Le sénateur Colin Kenny, pour sa part, a été le plus franc, rétorquant tout haut ce que tout le monde pensait tout bas : « Tout le monde ici sait fort bien que vous êtes là pour accrocher les jeunes », a-t-il dit aux représentants de l’industrie.

Les porte-parole de l’industrie et de ses alliés maîtrisent tellement bien l’art de la présentation qu’on en vient presque à oublier le ridicule des positions des fabricants. (Interrogé par les journalistes, le président du conseil des fabricants, Rob Parker, n’a même pas voulu avouer clairement que la cigarette cause le cancer et que la nicotine crée une dépendance bien plus forte que le chocolat.) Chacun de leurs témoignages débute avec un appui inconditionnel aux objectifs de la loi : tous se disent contre le tabagisme chez les jeunes, et tous se disent en faveur de nouvelles restrictions.

Ce n’est que par la suite qu’ils rentrent dans le détail des dispositions qu’il faudrait absolument modifier à leur avis. Ils savent bien qu’à ce stade-ci, un seul amendement mineur suffit pour anéantir le projet de loi au complet : à l’approche des élections fédérales, la législation doit être ratifiée par le Sénat avant la fin du mois pour ne pas mourir au feuilleton.

Espérons que les sénateurs voient à travers cet écran de fumée!

Heidi Rathjen