La plupart des publicités protabac demeurent bannies

Au terme d’une bataille juridique qui a duré un peu plus de dix ans, la Cour suprême du Canada a statué, dans un jugement unanime, que la Loi sur le tabac fédérale est constitutionnelle.

Dans cette affaire – qui portait principalement sur la promotion des produits du tabac – le plus haut tribunal au pays a conclu que si la législation brime parfois la liberté d’expression des cigarettiers, ces violations sont justifiées par des motifs « urgents et réels » qui se traduisent ni plus ni moins par une question « de vie ou de mort » pour des millions de personnes. De plus, la juge en chef Beverley McLachlin écrit que : « Lorsque l’expression commerciale est utilisée […] pour inciter les gens à adopter un comportement préjudiciable et toxicomaniaque, sa valeur devient faible.»

C’est une victoire significative pour les groupes de santé parce qu’en plus de ne pas consentir aux compagnies de tabac les assouplissements qu’elles revendiquaient, cette décision, rendue à la fin juin, vient colmater les trois brèches créées en 2005 par la Cour d’appel du Québec.

Études scientifiques

À l’époque, cette instance s’était ralliée aux arguments des cigarettiers selon lesquels la loi était tellement restrictive qu’elle les empêchait de publier les résultats d’études scientifiques qu’ils avaient financées. Bien que la Cour suprême admette que cet article (18) est curieusement rédigé, elle indique que, correctement interprété, il permet la publication de ces résultats, à condition que leur promotion ne s’adresse pas aux consommateurs.

« Fausse impression »

Estimant l’expression « susceptible de créer une fausse impression » vague et trop englobante, la Cour d’appel l’avait fait retirer de la loi. Toutefois, la Cour suprême a renversé ce verdict. Définissant ce type de publicité comme « la promotion qui, sans vraiment être fausse ou trompeuse au sens juridique traditionnel, transmet une fausse impression au sujet des effets du tabac », elle précise que « la créativité dont font preuve les fabricants pour transmettre des messages positifs au sujet d’un produit largement reconnu pour sa nocivité est impressionnante ». Elle conclut donc que le droit d’inviter les consommateurs à faire une inférence erronée sur la salubrité d’un produit qui, selon la preuve, leur causera presque assurément du tort a peu de valeur.

Commandites : « Des publicités déguisées »

Toujours à la suite de la décision de 2005, les fabricants avaient recouvré le droit de commanditer des événements en utilisant leur nom corporatif, si celui-ci n’était pas rattaché à une marque de cigarettes. Considérant la commandite comme une « publicité de style de vie déguisée », le plus important tribunal canadien est d’avis que même en l’absence d’un lien entre la dénomination sociale et la marque, celle-ci peut servir à promouvoir la vente de cigarettes. Elle rappelle à cet effet qu’au fur et à mesure que les restrictions sur la publicité ont été renforcées, les fabricants se sont tournés vers la commandite.

Appâter les jeunes et promouvoir un style de vie

Les publicités rattachées à un style de vie et celles « dont il existe des motifs raisonnables de croire qu’elles pourraient être attrayantes pour les jeunes » faisaient également partie de la contestation des fabricants. Selon eux, ces sections de la loi auraient une portée excessive qui les priverait de s’annoncer, par peur de commettre une infraction. Toutefois, le tribunal a jugé que la restriction à la liberté d’expression est justifiée dans le cas des annonces qui pourraient être attirantes pour les adolescents, parce qu’elle vise à les empêcher de commencer à fumer et de développer une dépendance au tabac.

Concernant la promotion de type « style de vie », la juge en chef indique que « le défi que représente la lutte contre la publicité subtile moderne des produits du tabac n’est pas négligeable », et que « l’incitation à un usage accru du tabac a peu de valeur par rapport aux effets bénéfiques importants de la réduction de l’usage du tabac ».

Avertissements de santé

Pour ce qui est des avertissements illustrés, les manufacturiers ont échoué dans leur tentative de réduire leur superficie. Entre 1999 et 2000, celle-ci est passée de 33 à 50 % de la surface des paquets. Même si les mises en garde peuvent constituer un « obstacle à la façon dont les fabricants choisissent de s’exprimer », elles contribuent à « rappeler aux acheteurs potentiels les dangers que le produit présente pour la santé ». Le tribunal a aussi souligné que de nombreux pays prescrivent des avertissements au moins aussi grands que ceux requis sur les paquets canadiens, en spécifiant que des avertissements de plus grande dimension peuvent avoir une plus grande influence.

Vers une interdiction complète?

Forte de ce jugement – qui reconnaît que le contexte a changé depuis que la Cour supérieure du Québec s’est penchée, en 1989, sur la première loi limitant la publicité – la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac considère, comme plusieurs groupes antitabac, que l’interdiction totale de la promotion des produits du tabac est maintenant envisageable. Elle invite d’ailleurs le gouvernement fédéral à entamer une réforme législative le plus rapidement possible, en rappelant à Québec que rien ne l’empêche d’agir de son propre chef pour bannir les publicités protabac.

Quant à Imperial Tobacco, JTI-Macdonald et Rothmans Benson & Hedges, ils sont demeurés plutôt discrets à la suite de cette écrasante défaite. Il faut dire qu’ils ont été écorchés à maintes reprises dans le jugement et qu’aucun des arguments qu’ils ont avancés, dans leur poursuite, n’a été retenu.

Lors d’un point de presse, le ministre fédéral de la Santé Tony Clement a déclaré que la décision de la Cour suprême représente une victoire pour tous les Canadiens. Puisque certains médias ont rapporté que les compagnies vont continuer à contourner les règles en dépit de cet important jugement, il a assuré que son ministère allait surveiller de près le comportement des cigarettiers. « Nous allons continuer à trouver des manières de dénormaliser l’usage du tabac, a-t-il insisté, et nous allons prendre les moyens qu’il faut pour continuer à restreindre les activités des compagnies de tabac. » Par ailleurs, le ministre Clement a aussi dévoilé que la Loi sur le tabac sera révisée et que si elle comporte des zones grises, elles seront clarifiées.

Questionné à savoir s’il croit qu’une interdiction totale de la publicité serait systématiquement contestée par l’industrie du tabac, l’avocat et analyste des politiques à la Société canadienne du cancer, Rob Cunningham, hésite. « Pour les compagnies, ce serait un pensez-y bien parce qu’au cours des 10 dernières années, elles ont dépensé des millions $ en frais d’avocats, de nombreux documents internes pouvant leur causer du tort dans d’autres causes impliquant leur responsabilité (comme les recours collectifs) ont été rendus publics, et par zèle, elles se sont abstenues de faire de la publicité. »

Soutenant que la législation fédérale était tellement vague et restrictive qu’elle équivalait à une interdiction complète de la publicité, les cigarettiers ont évité d’annoncer leurs produits, par souci de cohérence avec leur position.

Notons qu’en vertu de la législation fédérale, il est possible de faire de la publicité informative ou préférentielle (ex : marque ou prix) dans les imprimés expédiés par courrier à un adulte désigné par son nom, les publications dont au moins 85 % du lectorat est adulte, et les affiches placées dans des endroits interdits aux mineurs.

Même si l’industrie du tabac a affirmé sur différentes tribunes qu’on ne verra pas apparaître une kyrielle de réclames publicitaires, la plupart des groupes antitabac en doutent fortement. « Pourquoi s’en priverait-elle maintenant qu’elle n’a presque plus de marge de manoeuvre pour promouvoir ses produits? », s’interroge Me Cunningham.

Une saga de 10 ans

Printemps 1997La Chambre des communes et le Sénat canadien adoptent le projet de loi C-71, qui devient la Loi sur le tabac. Les trois grands fabricants de cigarettes la contestent aussitôt en Cour supérieure du Québec.

Décembre 1998 – Par le projet de loi C-42, le gouvernement repousse de deux ans d’importantes restrictions sur les commandites du tabac.

13 décembre 2002 – Après cinq années de procédures, le juge André Denis, de la Cour supérieure du Québec, rejette l’ensemble des oppositions de l’industrie, laquelle va en appel.

22 août 2005 – La Cour d’appel du Québec invalide trois dispositions mineures de la loi. Ottawa demande à la Cour suprême de revoir ce jugement.

28 juin 2007 – La Cour suprême donne raison au gouvernement. La Loi sur le tabac est valide dans sa totalité.

Retour sur le jugement Denis

Dans sa décision, la juge McLachlin indique, en preuve, que les conclusions d’André Denis, qui siégeait en première instance, méritent d’être examinées en détail. Celui-ci mentionnait entre autres que :

« la plupart des fumeurs commencent à fumer à l’adolescence, entre l’âge de 13 et de 16 ans »;

« la publicité des produits du tabac sert à recruter de nouveaux fumeurs » en spécifiant qu’« il est tout à fait irréaliste de prétendre qu’elle ne vise pas les gens de moins de 19 ans »;

« le tabac contient de la nicotine, une drogue qui crée une forte dépendance » et qu’« environ 80 % des fumeurs souhaitent cesser de fumer, mais en sont incapables »;

« les fabricants ont reconnu qu’ils produisent la quasi-totalité des cigarettes vendues au Canada et que leur entreprise est rentable même si les cigarettes sont lourdement taxées ».

Interdire la publicité : une exigence de la Convention-cadre

Citée à plusieurs reprises dans le jugement, la Convention-cadre pour la lutte antitabac de l’Organisation mondiale de la santé – que le Canada a ratifié et à laquelle Québec a offert son appui – requiert une interdiction globale de toute publicité en faveur du tabac d’ici 2010, à moins que la constitution des pays membres ne les empêche de procéder ainsi.

Josée Hamelin