La bataille des paquets est commencée

Deux des trois grands fabricants canadiens de cigarettes ont plaidé coupables d’activités reliées à la contrebande de tabac qui a fait rage, surtout au Québec, au début des années 1990. Ils ont écopé de pénalités totalisant 1,15 milliard $ payables aux gouvernements fédéral et provinciaux. Ottawa récoltera 575 millions $ sur quinze ans alors que la part destinée à Québec est de 210 millions $.

Depuis le début du 21e siècle, entre autres sur le marché canadien depuis 2005, des cigarettiers ont entrepris de changer l’allure traditionnelle des emballages de leurs produits. Le graphisme, le format, et jusqu’à la texture et au mode d’ouverture des paquets de cigarettes de certaines marques, inchangés durant plusieurs décennies, se sont transformés, et de nouvelles teintes se sont ajoutées, ainsi que parfois un hologramme, pendant que les mots écrits sur les paquets changeaient aussi.

Par ailleurs, le 22 novembre dernier, à Durban en Afrique du Sud, les délégués des gouvernements de 129 pays membres de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ont adopté plusieurs cahiers de directives visant la mise en œuvre de la Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac (CCLAT). La 46e directive d’application de l’article 11 stipule que les pouvoirs publics devraient « limiter ou interdire l’utilisation de logos, de couleurs, d’images de marque ou de textes promotionnels sur les emballages hormis le nom de la marque et celui du nom du produit imprimés en caractères normaux et dans une couleur standardisée (emballages neutres). » La directive précise que des emballages neutres donneraient plus d’efficacité aux mises en garde sanitaires, en empêchant le détournement d’attention des consommateurs.

Certaines mesures adoptées dans le cadre de la CCLAT, si elles étaient appliquées au Canada, n’y introduiraient aucune nouveauté dans le paysage réglementaire du commerce du tabac. À l’inverse, des paquets de cigarettes neutralisés changeraient substantiellement les règles du jeu.

Des cigarettiers offensifs

Même dans des endroits comme le Québec et l’Ontario, où les produits du tabac doivent, depuis juin 2008, être soustraits à la vue du public dans les points de vente, un paquet de cigarettes ou un tube à cigare ne termine pas sa « vie » dans un tiroir ou sur une étagère, derrière une surface opaque.

Sitôt le produit acheté, son emballage redevient ce qu’il n’a pas cessé d’être pour le fabricant : un emblème, une annonce ambulante, une addition artificielle de « valeur ». L’emballage est destiné à conforter dans sa décision d’achat la personne qui fume, et même à lui procurer un plaisir visuel et tactile, bien avant d’absorber sa dose de nicotine, histoire d’entretenir une fidélité à la marque. L’emballage est aussi conçu pour capter l’attention de nouveaux clients potentiels ou leur envoyer un message rassurant ou invitant, ce qui est particulièrement utile pour un produit dont les fidèles consommateurs ont tendance à mourir plus tôt que la moyenne de leurs contemporains. Dans le cas des paquets de cigarettes, le meilleur paquet en est un qui distrait le plus possible des mises en garde qui doivent y être apposées. Les emballages de cigares et de cigarillos sont soumis à moins de contraintes réglementaires.

Comme d’autres scientifiques, la psychologue Melanie Wakefield, de l’Université de Melbourne, en Australie, et trois chercheurs du Roswell Park Cancer Institute, de Buffalo aux États-Unis, ont pu vérifier les intentions stratégiques des compagnies de tabac dans les documents de l’industrie elle-même, des documents disponibles grâce aux poursuites judiciaires intentées contre elle aux États-Unis. Dans un long article paru dans la revue Tobacco Control en 2002, Wakefield et ses confrères Morley, Horan et Cummings ont montré à quel point le savoir des British American Tobacco, Philip Morris, Brown & Williamson, Lorillard, RJ Reynolds et autres cigarettiers est grand, quand ce savoir sert à manipuler les fumeurs et le public.

C’est ainsi que l’industrie a fait réaliser des expériences qui montrent que plusieurs fumeurs déclarent noter des différences de goût entre des cigarettes lorsqu’on leur fait consommer exactement le même produit sous des emballages différents.

Les particularités d’un paquet de cigarettes, ce qui y est écrit, et jusqu’à la rigidité plus ou moins grande du carton utilisé, ainsi que la présence de motifs sur le papier d’aluminium à l’intérieur du paquet, ont aussi pour résultat de donner de fausses impressions aux fumeurs sur la « qualité » du produit offert ou sur sa nocivité relative. Plusieurs poursuites judiciaires sont en cours en rapport avec la désinformation systématique dont des fumeurs disent avoir été victimes. Quand ils n’écrivent pas qu’une cigarette est « légère » ou « douce », les cigarettiers savent toutefois qu’ils peuvent recourir à d’autres mots sur le paquet, ou à des chiffres ou à un code de couleurs, pour passer le même message trompeur à de nouvelles générations d’adeptes du tabac. Ainsi, les marques utilisant la couleur bleue sont souvent associées par les fumeurs à du tabac « plus léger » ou « plus doux » que les marques utilisant le rouge. Au point que sur certains paquets au Canada, la mention « légère », désormais bannie par le gouvernement, a été remplacée par le mot « bleu ».

Dans Le Devoir du 10 juillet 2008, en page A4, on trouvait ces propos d’une porte-parole d’Imperial Tobacco Canada, Sophie Alarie : « D’un produit à l’autre, les produits se ressemblent drôlement, alors il faut pouvoir faire la distinction et c’est la couleur qui nous permet de le faire ». Mme Alarie justifiait ainsi l’insistance des compagnies de tabac à pouvoir utiliser la couleur dans leurs annonces, et elle ne parlait pas des paquets. Depuis longtemps cependant, les emballages de produits du tabac, tout comme les annonces, ont servi, avec succès, à associer des marques à un statut social, à des valeurs ou à des styles de vie, une pratique commerciale que des pays comme le Canada proscrivent, mais dans les annonces, et non pas sur les emballages eux-mêmes.

« Plus de la moitié de l’impact d’une marque est dans le design du paquet, par opposition au nom de la marque elle-même », déclarait Adam Spielman, un analyste financier de l’industrie du tabac conseillant le groupe bancaire Citi, à la revue pro-industrie Tobacco Journal International, qui l’interrogeait en septembre dernier sur l’effet qu’aurait une obligation faite à l’industrie d’offrir les cigarettes dans des paquets neutres.

Les États préparent la contre-attaque

Dans les assemblées annuelles de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) à Genève, on a commencé dès 1995 à parler du besoin d’un traité international pour lutter contre l’épidémie mondiale de tabagisme. Cette épidémie fait maintenant environ 5,4 millions de morts chaque année.

C’est en 1999, alors que l’OMS était dirigée par la Dre Gro Harlem Brundtland, que débuta le travail de négociation internationale d’une convention-cadre pour la lutte antitabac, sur le modèle de la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques. Cette dernière avait été adoptée à Rio de Janeiro en 1992, et a été à l’origine du célèbre Protocole de Kyoto de 1997.

La Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac (CCLAT), en vigueur depuis février 2005, et ratifiée ou formellement approuvée par 161 pays, pourrait bien de son côté donner lieu à la conclusion prochaine d’au moins un protocole d’application de style Kyoto, lequel concernera la lutte contre le commerce illicite des produits du tabac.

En parallèle, les délégués des pays qui ont ratifié la CCLAT ont jusqu’à présent adopté, après trois sessions de la Conférence des Parties tenues depuis février 2005, diverses directives, notamment sur la protection contre l’exposition à la fumée du tabac, la composition des produits offerts, et les mises en garde sanitaires à apposer sur les emballages. On emploie le mot « Parties » parce que la Communauté européenne, en plus de presque tous ses pays membres, a ratifié la Convention et participe aux sessions. La prochaine session de la Conférence des Parties aura lieu en Uruguay en 2010.

Pour qu’un traité international puisse avoir force de loi dans un pays, la signature de ses hauts fonctionnaires, déjà difficile à arracher, doit être suivie d’une ratification par les instances représentatives du pays. Même là où la CCLAT a été ratifiée, comme au Canada dès 2004, il reste du travail à faire pour rendre la réglementation entièrement conforme aux articles du traité antitabac et aux directives de la Conférence des Parties.

Or, dans cette voie, le gouvernement fédéral canadien est gêné par un « processus d’élaboration de la réglementation très lourd », observe Francis Thompson, un analyste des politiques de lutte contre le tabac dans le monde et auteur d’articles à ce sujet dans diverses revues scientifiques. Thompson remarque que « le Brésil en est à sa troisième ronde de mises en garde illustrées à apposer sur les paquets », et que Brasilia a lancé sa politique après Ottawa, qui n’a pas changé depuis 2000 les images imposées.

Emballage neutre, public plus lucide

Dans la revue Tobacco Control de décembre 2008, Melanie Wakefield et ses collègues D. Germain et S. J. Durkin rapportent les résultats d’une expérience menée en 2007. À un échantillon de 813 adultes fumant au moins une fois par semaine, les chercheuses ont montré une image d’un paquet de cigarettes et posé des questions par écrit. Ce groupe de fumeurs était représentatif des sexes, des âges, des niveaux de scolarité et des régions de résidence de la population australienne.

Il y avait douze paquets différents, mais la mise en garde sanitaire était identique dans les douze cas. Trois des images étaient celles d’un paquet d’une des trois marques de cigarettes les plus vendues en Australie. Trois images montraient un paquet des mêmes trois marques, une marque écrite en gros caractères avec son lettrage distinctif, mais sur un fond brun, uniforme pour les trois paquets. Dans trois cas, on avait uniformisé le lettrage en plus de la couleur du fond. Dans trois autres cas, les paquets étaient identiques, sauf pour la mention de la marque, mais cette fois-ci en petits caractères.

On a demandé au fumeur de faire part de sa perception des caractéristiques probables des cigarettes du paquet qu’on lui montrait. Par comparaison avec les fumeurs à qui on montrait un paquet tel que l’industrie en utilise, les fumeurs à qui on montrait un paquet moins « marqué » ont été nettement moins nombreux à déclarer le produit faible en nicotine et en goudron, ou « satisfaisant ». Ils ont aussi été moins nombreux à déclarer que le consommateur « a du style », est viril, sociable, mûr, etc. Sur toutes ces questions, pour chacune des marques, plus le paquet de cigarettes était neutre, moins le fumeur avait tendance à s’en faire accroire.

Pierre Croteau