Hausser la taxation du tabac augmente nettement le nombre des non-fumeurs

Une autre analyse économétrique le reconfirme pour plusieurs segments de la population
 «La taxe sur les cigarettes inefficace. Jeunes et plus riches s’en fichent », a titré et sous-titré le Journal de Montréal du 14 juillet. D’autres médias au pays ont pris un ton presque aussi pessimiste.

Avec du tape-à-l’oeil et de malheureux sous-entendus dans leurs déclarations à la presse, des chercheurs peuvent obtenir dans les médias des manchettes qui attirent l’attention du public tout en laissant croire presque exactement le contraire de ce que leur recherche prouve.

Dans un article publié dans une revue spécialisée le 16 mai et dont la parution a été signalée à la presse par un communiqué émis le 13 juillet, Sunday Azagba et Mesbah Sharaf, deux candidats au doctorat en économique à l’Université Concordia, à Montréal, estiment qu’une hausse de 10 % des taxes sur les cigarettes, toutes choses étant égales par ailleurs, entraîne à elle seule une diminution de 2,3 % du nombre de fumeurs dans l’ensemble de la population canadienne.

Un tel impact surpasse en efficacité celui mesuré en moyenne dans les autres pays riches ou par des études similaires, remarque l’économiste Frank J. Chaloupka de l’Université de l’Illinois à Chicago, un chercheur de renommée internationale en matière de taxation du tabac, qu’Info-tabac a interrogé. Concrètement, le constat des deux chercheurs de Concordia signifie que le Canada a hérité d’environ 140 000 non-fumeurs de plus pour chaque hausse moyenne de 10 % des taxes sur les cigarettes durant la période étudiée (1998 à 2008), remarque Flory Doucas de la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac. Azagba et Sharaf qualifient pourtant ce résultat de « modeste », sans s’en justifier.

Remarquant aussi que les calculs des deux économistes indiquaient une très grande sensibilité des personnes de 12 à 24 ans au prix du paquet, le professeur Chaloupka, aux yeux de qui le traitement économétrique des données effectué par les deux auteurs semble correct, a trouvé leur interprétation générale des résultats « déroutante », au point de se demander dans son courriel si les deux économistes de Concordia étaient plus motivés par leur opinion personnelle sur la taxation et le tabagisme que par un désir de contribuer vraiment à l’avancement des connaissances. D’autres spécialistes de l’économique de la santé qu’Info-tabac a consultés ont aussi exprimé un malaise.

Dans leur article et dans le communiqué de l’Université Concordia intitulé « Des taxes accrues comme stratégie antitabac : un écran de fumée », les deux doctorants mettent surtout en évidence ce qu’ils n’ont pas observé. Lorsqu’on considère l’âge isolément des autres variables comme le revenu du ménage, la scolarité ou le sexe de l’individu, il n’y aurait pas, concluent Azagba et Sharaf, de relation statistiquement significative entre l’augmentation des taxes sur les cigarettes et la prévalence du tabagisme chez les personnes de 25 à 44 ans. Ce résultat contredit ceux des autres études économétriques réalisées sur ce sujet jusqu’à présent.

En revanche, les deux chercheurs de Concordia, comme d’autres économistes avant eux, ont notamment observé que les personnes peu scolarisées avaient davantage tendance que les plus scolarisées à cesser de fumer ou à ne pas commencer à fumer, quand les taxes sur les cigarettes augmentaient. La réaction au frein fiscal antitabac était également plus forte chez les personnes appartenant à des ménages pauvres et de la classe moyenne que chez les individus vivant au sein de ménages riches. Les hommes étaient également plus sensibles aux variations de la taxation des cigarettes que les femmes.

Les données sur le tabagisme utilisées par les deux chercheurs provenaient de l’Enquête nationale sur la santé de la population (ENSP) de Statistique Canada, et ont été croisées avec des données fiscales provenant des provinces et du fédéral.

Moins de tabagisme, moins d’inégalités
Depuis 1998, les hausses de taxes à elles seules ont poussé des centaines de milliers de Canadiens à écraser, ce que confirment les chercheurs M. Azagba et M. Sharaf.

Certes, les personnes de 25 à 44 ans sont très nombreuses parmi les fumeurs, comme le remarquent Azagba et Sharaf. Les hommes, les gens peu scolarisés, les pauvres et la classe moyenne sont cependant eux aussi fortement représentés dans les rangs des fumeurs, et cela finit par faire bien des personnes de 25 à 44 ans qui réagissent significativement aux variations de prix du tabac.

Cynthia Callard, la directrice exécutive de Médecins pour un Canada sans fumée, s’est réjouie que l’étude des deux économistes de Concordia révèle que c’est particulièrement chez les gagne-petit, par comparaison aux riches, que les taxes sur les cigarettes ont aidé récemment à prévenir l’acquisition de la dépendance au tabac ou à favoriser le décrochage. Une telle aide à la réduction du taux de tabagisme dans une tranche de la population où celui-ci demeure élevé a donc contribué à réduire les inégalités sociales en matière de santé, note Mme Callard.

Amateurisme

L’étude des deux doctorants de Concordia sur la réaction plus ou moins grande aux taxes ne dit pas un mot de la contrebande au Canada, ce que déplore l’économiste David Boisclair, qui travaille comme consultant en politiques de santé publique, à Montréal.

Boisclair, de même que l’économiste Emmanuel Guindon, chercheur à l’Université de Waterloo, en Ontario, ont remarqué qu’Azagba et Sharaf présentent comme une trouvaille le fait que la réaction à la taxation du tabac diffère d’intensité selon les segments de la population examinés, alors que ce constat n’est plus nouveau depuis longtemps aux yeux des gens qui connaissent le sujet.

Certains détails font cependant craindre que les deux économistes de Concordia ne sont pas encore du nombre et jouent aux savants. Par exemple, en voulant critiquer les études qui mesurent l’effet des taxes sur le nombre de cigarettes consommées, Azagba et Sharaf, comme s’ils n’avaient pas lu les auteurs qu’ils citent, confondent à deux reprises la nicotine extraite d’une cigarette par un fumeur et la cotinine qu’on trouve dans son urine. Plus loin, les deux chercheurs de Montréal écrivent que la Municipal Act de 2001 confère aux municipalités le pouvoir de protéger les non-fumeurs dans les lieux publics « au Canada », alors que la législation en question est une loi provinciale en Ontario (voir note 1). L’article d’Azagba et Sharaf affirme que des études (l’une par l’un d’eux et l’autre par deux de leurs professeurs à l’Université Concordia) ont estimé comme négligeable l’influence des mises en garde sanitaires illustrées sur les paquets de cigarettes au Canada. Plusieurs études ont pourtant démontré le contraire, mais il n’en est fait aucune mention.

L’article d’Azagba et Sharaf est paru dans l’International Journal of Environmental Research and Public Health (IJERPH), une publication en ligne lancée en 2004. Suivant une nouvelle tendance à l’ère d’Internet, cette revue est entièrement financée par des frais de 1000 francs suisses (environ 1300 $C) facturés à ceux qui veulent y publier un article, plutôt que financée, selon l’antique tradition des revues scientifiques, par des abonnements à des institutions de recherche ou d’enseignement et des ventes à la pièce d’articles aux lecteurs.  Les articles, qui peuvent tout de même être excellents, sont publiés sur le site de l’IJERPH après une prétendue révision par des pairs.

Pierre Croteau

Note [1] : Au Québec, cette délégation de pouvoir a commencé en 1986 avec la Loi sur la protection des non-fumeurs dans certains lieux publics (loi Lincoln).