Entente « globale » américaine, prise deux

Le rideau vient de tomber sur ce qui aura sans doute été le mélodrame le plus invraisemblable de l’histoire de la guerre du tabac. Après quatre ans de procédures, de négociations et d’intenses débats à Washington, tous les États américains, sans exception, ont maintenant réglé leur litige financier avec l’industrie du tabac.

Contrairement à l’entente dite « globale » de juin 1997, évaluée à 386,5 milliards $ U.S., le nouvel accord, d’une valeur théorique de 206 milliards $ U.S. d’ici l’an 2025, ne nécessite pas l’adoption d’une loi fédérale pour être entériné, et ne pourra donc pas déraper au Congrès américain.

Les procureurs généraux des États ont tiré bien des leçons des déchirements et de la paralysie politique qui ont fini par tuer leur première tentative de règlement à l’amiable. Ils sont revenus à la charge avec une entente beaucoup plus modeste, qui ne prétend pas mettre en place une politique américaine intégrée de contrôle du tabac, se limitant à imposer quelques restrictions quasi-symboliques aux activités de marketing de l’industrie.

De plus, ils ont réduit au strict minimum la période de débats. Annoncée en conférence de presse le lundi 16 novembre, l’entente devait être ratifiée au plus tard le vendredi 20 novembre par les 46 États qui n’étaient pas déjà parvenus à un règlement hors cour séparé avec l’industrie. Les organismes de santé et les représentants et sénateurs fédéraux n’ont donc pas eu le temps d’en analyser réellement la portée et de proposer des améliorations avant que l’accord ne soit entériné. Surtout, les États sont arrivés à court-circuiter la machine infernale des lobbies et contre-lobbies à Washington.

L’accord intervenu représente en quelque sorte un retour aux sources : il règle définitivement la question des coûts imputables au tabac qui ont été ou qui seront assumés par les États, par le biais des régimes publics d’assurance-maladie. (Aux États-Unis, ces régimes se limitent aux prestataires d’aide sociale et aux retraités.)

Par contre, la nouvelle entente n’accorde aucune immunité aux cigarettiers en ce qui concerne les autres recours au civil, en particulier les recours collectifs ou les poursuites intentées par les régimes privés d’assurance-maladie et les mutuelles syndicales. L’entente de juin 1997 prévoyait la mise sur pied d’une caisse centrale pour régler tous les recours collectifs, en imposant un plafond au montant payable par année.

Le nouvel accord escamote aussi complètement la question du rôle à donner à la Food and Drug Administration dans la réglementation du tabac, alors que l’ancienne entente reconnaissait la juridiction de la FDA tout en imposant des balises (en particulier par rapport à la réglementation de la nicotine) que plusieurs organismes de santé ont qualifiées d’inacceptables.

Qu’y a-t-il donc dans l’entente du 16 novembre? Les éléments les plus significatifs sont :

  • 12 milliards $ de dédommagements à payer au cours des cinq prochaines années;
  • des paiements annuels de 9 milliards $ à partir de 2008, ajustables en fonction de la croissance ou la décroissance du marché;
  • la mise sur pied d’un fonds national de 1,5 milliard $, payé par l’industrie, qui financerait des campagnes antitabac;
  • l’établissement d’une fondation, dotée de 250 millions $ et dédiée exclusivement à la prévention du tabagisme juvénile;
  • l’interdiction de la publicité sur panneaux-réclame à partir du 1er avril prochain;
  • l’interdiction de l’utilisation d’éléments de marques sur d’autres produits;
  • une limite d’un seul événement commandité par compagnie de tabac, cet « événement » pouvant tout de même comprendre un circuit complet de courses automobiles;
  • l’interdiction de personnages de bande dessinée dans la publicité du tabac; et
  • l’interdiction de toute promotion ou mise en marché de produits du tabac « dont le but premier est d’initier (sic), maintenir ou augmenter l’incidence du tabagisme juvénile ».

Cette dernière formulation a soulevé des commentaires sarcastiques chez bien des observateurs, puisqu’elle permet encore aux cigarettiers de lancer des campagnes de marketing qui ont comme « effet secondaire » d’augmenter le tabagisme juvénile.

Plusieurs éléments importants de l’entente de juin 1997 (ou du projet de loi McCain) n’ont pas été repris dans cette nouvelle entente :

  • aucune interdiction de l’utilisation d’êtres humains dans la publicité – l’homme Marlboro est sauf;
  • aucune amende à payer si le tabagisme juvénile ne diminue pas, et aucun objectif précis quant à l’incidence du tabagisme chez les mineurs;
  • aucune restriction concernant les machines distributrices, les présentoirs libre-service, le marketing sur Internet et la publicité au point de vente.
Accord insuffisant aux retombées politiques imprévisibles

L’insuffisance de l’accord du 16 novembre n’est pas forcément une mauvaise chose, affirme David Sweanor, avocat à l’Association pour les droits des non-fumeurs à Ottawa, qui suit de près les développements américains.

Dès l’annonce de l’entente, le président Bill Clinton a salué le travail des procureurs généraux – et a tout de suite réclamé l’adoption d’une loi fédérale de contrôle du tabac pour aller plus loin. Une telle loi devrait avant tout confirmer le pouvoir de la FDA de réglementer le tabac, a-t-il précisé. Ce pouvoir a été invalidé en cour d’appel, et on s’attend à ce que plusieurs années s’écoulent avant que la question juridique ne soit définitivement tranchée par la Cour suprême.

Il pourrait s’avérer beaucoup plus facile de piloter un tel projet de loi à travers les deux chambres du Congrès maintenant que la question bassement financière des dédommagements ne se pose plus; la droite républicaine ne pourra plus accuser les démocrates de se servir du tabac comme prétexte pour taxer les pauvres davantage, comme elle l’a fait au printemps et tout au long de l’été.

Francis Thompson