L’insatisfaction grandit à l’égard du gouvernement libéral
Décembre 1998 - No 24
Le ministre fédéral de la Santé, Allan Rock, semble bien mal pris. Il est coincé par l’engagement de son prédécesseur d’exempter la course automobile de la Loi sur le tabac. D’autre part, il est critiqué assez ouvertement par plusieurs députés de son propre parti pour son attitude ambivalente envers l’idée d’une fondation nationale de prévention du tabagisme juvénile.
M. Rock tente de se faire discret en envoyant d’autres députés parler à sa place à la Chambre des Communes. Sa secrétaire parlementaire, Elinor Caplan, répète sans cesse que le projet de loi C-42, celui qui accorde deux ans de plus aux cigarettiers pour la publicité de commandites tous azimuts, « constitue une autre mesure prise par le gouvernement pour placer le Canada à l’avant-garde internationale de la lutte contre le tabagisme » (voir « Les libéraux déterminés à adopter l’amendement Villeneuve à toute vitesse »).
Ouvrant le débat sur C-42 en troisième lecture, le 25 novembre dernier, Mme Caplan a affiché une grande fermeté. « Nous dirons de manière non équivoque que le tabagisme est le principal ennemi de la santé publique, a-t-elle affirmé. Nous dirons que nous ne tolérerons pas que l’industrie multinationale du tabac vise nos jeunes en tentant de les inciter à commencer à fumer. »
Pourtant, une semaine plus tôt, le leader parlementaire du gouvernement, Don Boudria, invoquait le Règlement de la Chambre pour tenter de se débarrasser de la principale mesure actuellement sur la table pour contrer le tabagisme juvénile, soit le projet de loi S-13, la Loi sur la responsabilité de l’industrie du tabac (adoptée par le Sénat le 10 juin dernier). Ce projet de loi imposerait un prélèvement de 0,50 $ par cartouche de cigarettes (un peu plus de 0,06 $ par paquet) pour financer une fondation indépendante de prévention du tabagisme chez les jeunes.
M. Boudria a demandé au Président de la Chambre, Gilbert Parent, de déclarer le projet de loi irrecevable du fait qu’il n’émane pas d’un membre du conseil des ministres. Les sénateurs et les députés qui ne sont pas ministres n’ont pas le droit de proposer des taxes; or, prétend le gouvernement, le projet de loi S-13, proposé par le sénateur Colin Kenny, créerait en réalité une taxe et non un prélèvement.
La nuance sémantique à retenir, c’est qu’un prélèvement doit servir les objectifs de ceux auxquels il est imposé – en l’occurrence, l’industrie du tabac.
Là-dessus, M. Boudria a des doutes : « Par sa nature, le projet de loi, dont les objectifs sont très louables, en est un de politique gouvernementale générale, puisqu’il vise à réduire les coûts médicaux liés au tabagisme chez les jeunes et également à soutenir les agriculteurs qui cultivent le tabac et d’autres personnes. Ce ne sont de toute évidence pas les fabricants de produits du tabac qui bénéficieront du droit… »
Devançant cet argument, les promoteurs du projet de loi S-13 avaient dès le départ présenté la mesure comme une façon « de donner à l’industrie canadienne du tabac les moyens de réaliser l’objectif qu’elle s’impose publiquement de réduire l’usage du tabac chez les jeunes ».
Mme Carolyn Bennett, la députée libérale d’arrière-banc (et médecin) qui a proposé le projet de loi S-13 à la Chambre des Communes, s’est fait un plaisir de citer Rob Parker (président du Conseil des fabricants) et Don Brown, pdg d’Imperial Tobacco, qui ont tous les deux affirmé publiquement que les cigarettiers voudraient bien travailler à combattre le tabagisme juvénile mais manquent de crédibilité pour le faire.
Solution facile
Bien qu’il soit assez amusant pour les organismes de santé de voir l’industrie du tabac ainsi prise au piège, plusieurs groupes n’ont pas manqué de signaler que la question de procédure soulevée par M. Boudria pourrait être réglée bien plus simplement. M. Rock n’a qu’à accorder une recommandation royale au projet de loi S-13, qui deviendrait ainsi un projet émanant du gouvernement.
Assurés en juin que M. Rock appuyait le principe d’une fondation indépendante de prévention du tabagisme, les organismes de santé sont maintenant très déçus de l’attitude de « leur » ministre, qui ne dit plus rien publiquement là-dessus. La Société canadienne du cancer, en particulier, a mobilisé énormément au cours de l’été en appui au projet de loi S-13, croyant pouvoir obtenir qu’il soit aussi entériné par la chambre basse.
La frustration était donc palpable, à la mi-novembre, lorsqu’on a appris que le gouvernement voulait bloquer la mesure pour une question de procédure parlementaire.
David Sweanor, de l’Association pour les droits des non-fumeurs, a sans doute eu le bon mot du mois lorsqu’un membre de la Tribune de la presse lui a demandé de commenter l’attitude des libéraux en matière de contrôle du tabac. Me Sweanor a cité un « grand philosophe », le personnage de bande dessinée Denis la Petite Peste : « J’aime bien les épinards, juste pas assez pour en manger… Les libéraux trouvent que le contrôle du tabac est bien important, juste pas assez pour passer à l’action. »
Les organismes de santé, pour leur part, n’ont pas chômé. La campagne de lettres aux députés en appui au projet de loi S-13 a été très intense, et une série d’annonces pleine page dans le quotidien The Hill Times et, à une reprise, dans Le Devoir, est venue s’ajouter à de nombreuses rencontres avec les parlementaires.
Cette pression semble porter fruit, tant chez les partis d’opposition que chez les libéraux d’arrière-banc, en particulier depuis que les éditorialistes se sont mis, eux aussi, à dénoncer l’attitude gouvernementale. Le quotidien Le Droit a prié le gouvernement de parrainer le projet de loi S-13 « au lieu d’abdiquer et de trouver de faux-fuyants dont la liste est déjà longue au répertoire de « l’aplaventrisme » devant les compagnies de tabac ».
Décisions sous peu
Au moment d’aller sous presse, on ne savait pas encore clairement ce que le gouvernement ferait pour se sortir de l’impasse politique dans laquelle il se trouve. Le vote final sur le projet de loi C-42 (l’amendement Villeneuve) n’avait pas encore eu lieu, mais n’était qu’une simple formalité. La décision du Président de la Chambre sur la recevabilité du projet de loi S-13 était attendue avec impatience.
Si M. Parent acceptait l’argument du gouvernement quant à la question de procédure, celui-ci pourrait bien décider de sauver les meubles en promettant une autre source de financement pour la lutte au tabagisme, prétendent les observateurs les plus optimistes. À moins que les stratèges libéraux décident de profiter de la relâche de Noël pour tenter de changer de sujet, répliquent les plus cyniques.
Une histoire à suivre…
Francis Thompson